Kate Aldrich (Déjanire), Julien Dran (Hercule), Anaïs Constans (Iole), Jérôme Boutillier (Philoctète), Anna Dowsley (Phénice). Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, dir. Kazuki Yamada (Monte-Carlo, Auditorium Rainier III, 1-16 octobre 2022).

Palazzetto Bru Zane. 2 CD. Présentation bilingue (fr., angl.). Distr. Outhere.

Où en serait, sans le Palazzetto Bru Zane, notre connaissance de l’opéra français ? Après Ariane de Massenet, voici Déjanire de Saint-Saëns, enregistrée à Monte-Carlo sur les lieux de sa création en 1911. À l’origine, c’était une musique de scène destinée aux arènes de Béziers, en accompagnement d’une « tragédie lyrique » de l’ami Louis Gallet. Tragédie lyrique elle resta, mais dans l’esprit de Gluck, quand Saint-Saëns, après la mort du librettiste, la remania complètement et en réécrivit le livret. Il s’inspira de diverses sources, à commencer par le Sophocle des Trachiniennes, afin de mettre en musique la passion de Hercule pour la jeune Iole, dont il a tué le père. Celle-ci, voulant à tout prix sauver Philoctète qu’elle aime, consent malgré elle à l’épouser. Déjanire, la femme délaissée, croit de son côté raviver sa flamme en lui offrant la tunique de Nessus. Mais le poison de l’hydre de Lerne a imprégné le vêtement, et Hercule, consumé par un intolérable feu, se jette sur le bûcher nuptial avant de rejoindre les dieux dans le ciel.

Après avoir été le sujet de deux poèmes symphoniques, La Jeunesse d’Hercule et le plus célèbre Rouet d’Omphale, le fils d’Alcmène et de Jupiter inspire à Saint-Saëns un authentique chef-d’œuvre. Renouant avec la tragédie lyrique, il ressuscite la grandeur de la tragédie grecque, à travers les ensembles choraux de la musique de scène, et la violence de ses passions, qui dépassent les personnages eux-mêmes, que ce soit la jalousie de Déjanire ou l’amour d’Hercule. La musique est d’une grande fluidité, jusque dans le rutilant Cortège introductif du IV, et d’un grand raffinement de timbres, notamment par les bois. Elle se teinte parfois d’archaïsme modal, comme à l’entrée de Iole au deuxième acte, se souvenant ailleurs, pour les élans héroïques du vainqueur de Cerbère, les parties de chœur ou les vaines séductions de Déjanire, de Samson et Dalila.

La partition annonce la couleur : Déjanire est un soprano dramatique, ce qu’était Felia Litvinne, familière des grands rôles wagnériens. Kate Aldrich n’a pas ce format, instable et fatiguée, qui, dans Ariane, ne venait pas à bout de Phèdre. Elle se trouve moins à la peine ici, soudant plus ou moins des registres souvent sous tension. Mais l’art de la déclamation à la française lui fait toujours un peu défaut. En d’autres temps, une Crespin, une Berthe Monmart… Disons que la mezzo américaine assure. Tout éperdu d’amour qu’il est, Hercule relève plutôt du « fort ténor » et se souvient de Samson. Certes léger, Julien Dran, plus âme sensible que héros mythique, mais parvient, sans  forcer ses moyens ni menacer l’élégance de la ligne, à endosser sa vaillance. On aime aussi la délicieuse Iole d’Anaïs Constans, soprano fruité et joliment stylé, dont on attendrait seulement ici ou là une articulation plus égale. Pas de réserve sur le Philoctète, ami rival, de Jérôme Boutillier, qui s’impose désormais comme un des barytons français de la jeune génération. À la Phénice d’Anna Dowsley, superbe mezzo profond, on reprochera en revanche un exotique empâtement des phonèmes là où l’on eût pu trouver une chanteuse française, et quelques notes graves trop modestes.  À la tête d’un chœur et d’un orchestre de haut rang, le fougueux Yamada dirige en chef de théâtre, mais n’oublie pas les raffinements coloristes de Saint-Saëns. 

D.V.M