Julia Bullock (Theodora), Joyce DiDonato (Irene), Jakub Jozef Orlinski (Didymus), Ed Lyon (Septimius), Gyula Orendt (Valens), Thando Mjandana (Marcus). Orchestre et Chœur du Royal Opera House, dir. Harry Bicket, mise en scène : Katie Mitchell (Covent Garden, 7 et 12 février 2022).

Opus Arte OA1368D (1 DVD). 3h09. Sous-titres français, synopsis en anglais. Distr. DistrArt Musique.

Avec cette Theodora de Covent Garden mise en scène par Katie Mitchell, la vidéographie de l’œuvre s’enrichit d’une troisième version qui succède au spectacle mémorable de Peter Sellars (Glyndebourne, 1996) et à celui fort décevant de Christof Loy (Salzbourg, 2009). De même que ses prédécesseurs, Mitchell transpose l’action de l’oratorio à l’époque contemporaine, plus précisément dans une riche ambassade où Theodora fait partie d’une équipe d’employés chrétiens cherchant à exterminer leurs maîtres romains. La vaste cuisine où s’affairent les adeptes du Christ devient une sorte de quartier général d’opérations terroristes, comme on le comprend dans le premier air de l’héroïne (« Fond, flatt’ring world, adieu ! »), au cours duquel la jeune femme prépare dans le plus grand secret des explosifs avec ses coreligionnaires. Semblables dans leur violence et leur radicalisme, chrétiens et païens sont d’ailleurs interchangeables, comme en font foi les choristes, qui portent les mêmes vêtements quel que soit leur camp. Cette dénonciation du radicalisme sous toutes ses formes est menée avec brio et fonctionne très bien… jusqu’à la scène finale. Si l’on applaudit à une lecture stimulante qui renvoie dos à dos les multiples dérives de la religion et fustige l’exploitation sexuelle, on ne saurait souscrire au choix qui consiste à inverser le dénouement. Dans la vision de la metteuse en scène britannique, Theodora et son amoureux Didymus sont en effet ici non seulement sauvés de la mort (dans une immense salle de congélation) par leurs partisans, mais se font eux-mêmes bourreaux en se livrant à un massacre en règle de leurs ennemis. Le contraste entre ces images de tuerie et la sublime musique du duo « Streams of pleasure ever flowing » et du chœur final « O love divine » est pour le moins gênant et vient malheureusement modérer notre enthousiasme. Katie Mitchell semble d’ailleurs avoir voulu refaire en quelque sorte la dernière scène de son superbe Written on Skin (Aix-en-Provence, 2012), reprenant la même idée des gestes ralentis associés à une extrême violence. Devant cette interprétation pour le moins discutable, comment ne pas juger infiniment plus pertinentes les images bouleversantes de Peter Sellars, qui montrait les deux amoureux s’éteindre doucement à la suite d’une injection létale ?

Cela étant, il convient de saluer l’inventivité d’une mise en scène qui, tout en tenant le spectateur constamment en éveil, réserve des moments de pure beauté. On pense en particulier au baptême de Didymus par Irene pendant le chœur « Go, gen’rous, pious youth » et à la bénédiction nuptiale des deux fiancés au troisième acte, quand le chœur des chrétiens entonne « How strange their ends ». Mais encore plus que ces scènes, on songe au finale du deuxième acte, qui offre un contraste troublant entre le chœur « He saw the lovely youth » et l’action se déroulant dans la pièce voisine, consacrée au culte de Vénus. Après avoir échangé ses vêtements avec ceux de Theodora afin de la faire échapper à la prostitution, Didymus – affublé d’une robe lamée très moulante et coiffé d’une hideuse perruque blond platine – s’évertue à imiter une travailleuse du sexe qui l’initie tant bien que mal à la pole dance. Exemptes de toute vulgarité, ces quelques minutes traduisent avec une éloquence exceptionnelle le caractère pathétique de l’humiliation subie par le personnage. Il faut préciser que Jakub Jozef Orlinski, expert du breakdance, s’y révèle absolument extraordinaire de souplesse et d’expressivité. Ajoutons toutefois que ces moments de grande émotion visuelle ne font pas oublier une certaine hyperactivité scénique qui se trouve parfois en porte-à-faux avec l’aspect profondément méditatif de l’œuvre.

Très à l’aise dans un spectacle fort exigeant sur le plan scénique, les chanteurs se distinguent également par leurs qualités vocales. Dans le rôle-titre, Julia Bullock fait entendre une voix large et aux riches harmoniques qui épouse avec bonheur les longues phrases mélodiques de la partition. L’actrice est de surcroît toujours très juste dans sa retenue. Rompue à l’écriture de Haendel, Joyce DiDonato éblouit par la longueur de souffle, ses notes à peine susurrées et son art de l’ornementation dont « Lord, to Thee each night and day » offre un exemple superbe. Outre une présence charismatique, Jakub Jozef Orlinski possède un timbre de contre-ténor d’une belle délicatesse qui ne compense cependant pas tout à fait le faible volume sonore et certaines intonations un peu douteuses. En Septimius, le ténor Ed Lyon impose une forte personnalité et une agilité impressionnante, bien que quelques aigus lui posent des difficultés. Autoritaire, suffisant et libidineux à souhait, Gyula Orendt s’impose avec évidence en Valens au chant soigné. Tour à tour ardent et imprégné de mysticisme, le chœur se montre en général d’un excellent niveau. Dans la fosse, Harry Bicket retrouve une partition qu’il connaît fort bien, puisque, en plus d’assurer le continuo en 1996, il avait remplacé à plusieurs reprises William Christie. Énergique et riche en contrastes, sa direction est un modèle de clarté et de lyrisme qui achève de nous convaincre que cette version se hisse à peu près au même niveau que celle du Festival de Glyndebourne.

 

L.B