Saint François d’Assise, c’est l’œuvre d’art totale de Messiaen, couronnement d’un itinéraire de créateur et, plus qu’Eclairs sur l’au-delà par exemple, testament musical – avec Le Livre du Saint-Sacrement. Plus de quatre heures de musique pour un opéra sans le moindre ressort dramatique, confié à un orchestre de plus de cent musiciens, centré sur le baryton du poveretto : triple défi, que les maisons d’opéra hésitent à se lancer. Genève l’a partiellement relevé, ce qui, au regard des enjeux, n’est déjà pas si mal.

Le plasticien Adel Abdessemed installe l’œuvre dans l’aujourd’hui, avec des frères SDF, trimbalant des sacs Tati, vêtus de sacs poubelles, de lampes et d’oripeaux. Mais ces oripeaux, très colorés, sont savamment assemblés, renvoyant au symbole de l’opéra, la beauté et la richesse du dénuement. Ils rappellent aussi les djellabas de son Algérie natale – alors qu’une étoile de David illustre les racines hébraïques du christianisme. Il ne confond pas la pauvreté et le misérabilisme – les caddies de supermarché restent discrets : il se défend de toute « illustration », s’interdisant de pousser trop loin une actualisation qui dénaturerait une telle œuvre. Il n’élude pas non plus les références du compositeur lui-même, avec cette fresque de Cimabue ou cette Annonciation de Fra Angelico dont l’Ange emprunte les ailes. 

Bref, Adel Abdessemed reste fidèle à l’esprit de la partition, à travers une succession de tableaux souvent fort réussis plastiquement, grâce aussi aux lumières de Jean Kalman. Il préfère créer des « images » plutôt que des « ambiances », ce qui permet de trouver des équivalents visuels aux couleurs de l’orchestre. Saint François, d’ailleurs, n’est pas un opéra, mais une suite de « scènes franciscaines ». Lui reprochera-t-on, du coup, le statisme convenu de la direction d’acteurs, alors qu’il s’agit finalement d’un rituel initiatique ? Moins il y a de théâtre, plus il faut un homme de théâtre. Les stigmates tombent à plat, comme Le Prêche aux oiseaux, où le pigeon symbolisant les volatiles n’est pas des plus heureux. On peut s’interroger aussi sur la pertinence du rapprochement entre le baiser au lépreux et l’intimité des corps féminins dans un hammam. Passons sur les robots des Laudes. La mort de Saint François, non dans la Portioncule d’Assise, mais sur le pavé des loqueteux, est réussie et émouvante – malgré l’ascension du dromadaire vers les cintres.

Le défi orchestral, en revanche, n’est guère relevé. Parce qu’on a placé les musiciens et les choristes sur la scène, derrière les chanteurs, parfois derrière les décors ? Sans doute. Mais si l’on peut créditer Jonathan Nott d’une belle maîtrise de la redoutable partition qui effraya d’abord son créateur Seiji Ozawa, on le dirait, en ce soir de première, intimidé, n’adhérant à l’œuvre qu’à partir du troisième acte. La luxuriance, les couleurs de l’orchestre, rutilantes ou subtiles, le tranchant des rythmes, disparaissent un peu à travers cette lecture où tout semble lissé, notamment l’incroyable concert d’oiseaux. On n’en saluera pas moins la performance de l’orchestre et celle du double chœur (celui du Grand Théâtre et celui du Motet de Genève), soumis à non moins rude épreuve – ne s’entendent pas toujours des sopranos à l’aigu aussi juste.

Le troisième défi, celui des voix, est heureusement relevé avec éclat. Saint François est un baryton français tel qu’il s’est incarné en Guercœur ou dans Œdipe – mais ils auraient ici deux heures de plus à chanter. Robin Adams est magnifique, de timbre, de ligne, d’endurance – techniquement assez sûr pour délivrer encore, au moment de mourir, des demi-teintes raffinées. Différent d’un José Van Dam, l’inoubliable créateur du rôle, sans son aura d’illuminé, il est ici créature pétrie de doute et assoiffée de lumière, d’une humanité déchirante et déchirée. Les frères sont dignes de lui, à commencer par le Lépreux d’Aleš Briscein, figure de douleur tourmentée et révoltée, le Frère Massé de Jason Bridges, à l’aigu lumineux. L’Ange de Claire de Sévigné bouge beaucoup au premier acte, puis trouve son assise, vêtu de candeur et de blanc, superbe de pureté désincarnée. Une distribution quasiment de rêve, grâce notamment à une intimité avec l’art de la déclamation sur laquelle reposent les parties vocales.

D.V.M


© Carole Parodi