Véronique Gens (Médée), Cyrille Dubois (Jason), Judith van Wanroij (Créuse), Thomas Dolié (Créon), David Witczak (Oronte), Le Concert spirituel, dir. Hervé Niquet.

Alpha Classics (3 CD). 2023. 2h52. 2023. Notice en français. Distr. Outhere.

Ce printemps, Médée (1693), l’unique tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier, fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, dans une nouvelle mise en scène de David McVicar et sous la baguette de William Christie, qui connaît l’œuvre intimement pour l’avoir souvent dirigée dans la production du regretté Jean-Marie Villégier et deux fois intégralement enregistrée, à dix ans d’intervalle (HM, 1984 ; Erato, 1994). Parallèlement, Hervé Niquet propose sa propre lecture en concert à Versailles et au Théâtre des Champs-Elysées, avec les interprètes que nous entendons ici. La comparaison des deux approches promet d’être passionnante !

Au disque, celle de Niquet convainc par son souffle dramatique, la rapidité des enchaînements, le puissant pathos des récits accompagnés, comme dans tous les moments sombres d’un opéra qui n’en est pas avare : on aime, par exemple, le climat sépulcral de l’invocation infernale, à l’acte III (« Dieu du Cocyte »), de la scène des fantômes au IV ou de la déchirante mort de Créuse au V. Le prologue, qui ne compte pas parmi les pages immortelles de Charpentier, sollicite moins l’imagination du chef et, de façon générale, on regrette un certain manque de variété, une polychromie, une aptitude à la détente que manifestait davantage Christie. Surtout, nous gêne la péroraison incessante des basses d’archet dans les récits : la partition de Charpentier, déjà touffue et fort « orchestrée », s’accommode mal de ce lourd continuo. En contrepartie (?), selon les préceptes actuellement admis, le clavecin se tait dans les danses, mieux intégrées au drame que chez son rival, dans une optique qu’on qualifiera de « symphonique ».

La prise de son, sèche et mate, flatte peu les voix, notamment le chœur qui ne s’épanouit qu’au fil du drame. Les solistes vocaux sont, pour l’essentiel, les mêmes que ceux qui gravaient Scylla et Glaucus sous la baguette de György Vashegyi exactement un an plus tôt, en mars 2022. Au premier acte, la voix de Véronique Gens paraît assourdie, avec des sons tubés dus à la perte d’harmoniques. Mais, très vite, l’interprète transcende cette injure du temps : non seulement elle triomphe de la tessiture ambiguë de Médée (« Malgré sa noire trahison »), mais en outre, son éloquence, sa puissance d’incarnation, savamment dosées, se renouvellent tout au long du drame. Transformant en atout une certaine perte de luminosité, elle nuance à l’infini accents, appuis, couleurs et intensité, parvenant à rendre bouleversant un personnage qui pourrait n’être que monstrueux (« D’où me vient cette horreur ? »). Face à elle, le Jason frémissant de Cyrille Dubois, enfermé dans son déni mais transfiguré par son nouvel amour, ne pâlit nullement, tandis que David Witczak fait d’Oronte un protagoniste à part entière, macho et élégant à la fois. On sera plus réservé sur Thomas Dolié, émouvant lors de sa scène de folie, mais corseté par une tessiture trop grave. Et, si elle phrase avec art, Judith van Wanroij affiche une voix trop pointue, anguleuse pour rendre crédible la virginale Créuse. Côté rôles secondaires, on se délecte du trio des Captifs et du duo des Fantômes (Jehanne Amzal, Marine Lafdal-Franc, David Tricou) mais on apprécie moins l’Amour serré d’Hélène Carpentier.

Une version très noire de Médée, qu’on pourra juger oppressante.

O.R