Projeté par Milo Rau sur le terrain de l’art engagé voire militant, Hèctor Parra signe avec Justice un opéra singulier qui, sur la scène lyrique, fera peut-être figure de précédent historique. En effet, par le choix d’un « scénario » centré sur un drame réel – l’accident en février 2019, dans la région du Katanga en République Démocratique du Congo, d’un camion-citerne d’acide sulfurique qui, dans des conditions atroces, fit plusieurs dizaines de victimes – le metteur en scène suisse vise, au-delà du reportage et de l’enquête, une production artistique qui serait à même, sinon d’infléchir directement, tout du moins de braquer les projecteurs sur une action en justice toujours en cours contre la multinationale Glencore basée en Suisse. Se saisir de ce drame, un parmi d’autres dans la région, pour l’ériger en symbole et venir déclarer à Genève même que la richesse de la Suisse repose sur la souffrance de populations vivant à des milliers de kilomètres, constitue le geste clé de ce projet.

Si le livret confié à Fiston Mwanza Mujila joue sur un l’enchevêtrement de la fiction et des faits réels tels que les rapportent les témoignages, les passages parlés confiés au Librettiste, qui devient un personnage à part entière, et à l’un des chanteurs – une introduction et des transitions – accentuent davantage encore cette ambivalence opérant comme l’un des principaux atouts dramaturgiques de l’opéra. Une strate supplémentaire, celle des projections vidéo (des séquences filmées en novembre 2023 lors d’un voyage à Kolwezi et dans le village de Kabwe à la rencontre des victimes et de leurs familles, des images très dures filmées par les témoins juste après l’accident, des séquences humoristiques de présentation des chanteurs, de la vidéo en direct sur le plateau et aussi des cartouches qui, comme les voix parlées, annoncent les changements d’acte) entretient elle aussi la porosité entre la temporalité du récit et celle du projet lui-même, évitant en outre la linéarité narrative. Élément le plus consistant du décor, un camion renversé en fond de scène, réplique de celui qui apparaît sur les vidéos de l’accident, tranche sur une occupation plutôt longitudinale du plateau occasionnant une scénographie et une topologie vocale le plus souvent frontales, et transfère symboliquement sur le plateau le lieu de la tragédie.

Pour porter musicalement ces paroles mêlées, Hèctor Parra élabore une texture orchestrale dense, dont la compacité est l’une de ses marques de fabrique, ainsi qu’un lyrisme soutenu. On lui sait gré, alors qu’il a intégré plusieurs éléments musicaux empruntés à diverses musiques de la région, notamment à des chansons, d’avoir strictement évité tout effet de placage d’une couleur locale. C’est grâce à une profonde imprégnation qu’il a pu rendre son écriture perméable à un matériau intériorisé. Son écriture vocale laisse néanmoins perplexe alors qu’elle semble polarisée par deux styles bien différenciés, l’un se signalant par la tension expressionniste d’une atonalité parfois un peu systématique et nourrie par de grands intervalles, fonctionnant au plan dramaturgique comme un récitatif bien qu’elle n’en adopte pas la fluidité prosodique, l’autre associée à des airs, tendant vers davantage de consonance et des profils mélodiques plus souples. Chaque personnage est doté d’au moins un air qui met l’accent sur son vécu. C’est manifestement la mère de l’enfant mort qui a engendré la plus forte empathie du librettiste et du compositeur, et il lui revient deux airs dont le second (V, 1), chanté en swahili, marque l’acmé émotionnel de l’opéra. La soprano Axelle Fanyo associe à sa luminosité vocale une forte présence scénique, de sorte qu’elle apparaît comme un rôle phare. Présent en tant que chanteur et narrateur, Serge Kakudji incarne « le garçon qui a perdu ses jambes », avec lequel il a pu dialoguer lors du voyage. Son rôle culmine au deuxième acte avec deux airs qui condensent eux aussi, en tirant parti de la souplesse du falsetto du contreténor, une part importante de la charge émotionnelle de l’ouvrage. Les victimes ont été placées au premier plan.

Un peu moins présents vocalement, les personnages satellites sont loin d’être secondaires pour la dynamique dramaturgique. Le Directeur (Peter Tantsits) n’est pas présenté comme un représentant cynique des multinationales qui exploitent les ressources minières locales mais comme un idéaliste sincèrement dévoué au progrès des conditions de vie des villageois et à leur avenir. Probablement rencontrée dans la région, son épouse (Idunnu Münch) partage une même ambition mais, davantage que lui, doute et pressent la nature utopique de leur rêve. Curieusement, leur exaltation se manifeste le plus souvent par une écriture atonale assez rigide occasionnant chez le ténor comme chez la mezzo-soprano une tension qui ne connait guère d’exutoire. Le « Chauffard », en l’occurrence une chauffeure incarnée par la mezzo-soprano Katarina Bradi conserve vocalement une rondeur enveloppante, même lorsqu’elle se laisse déborder par l’amertume et la révolte. Après un passé russe de pilote d’hélicoptère, puis une déchéance qui l’a menée à conduire des camions déglingués sur les routes précaires du Katanga, elle n’admet pas d’être devenue le bouc émissaire du drame auquel ne pouvaient que mener ses exécrables conditions de travail. Le personnage du Prêtre, boussole morale des villageois, bénéficie de la largeur vocale du baryton-basse Willard White autant que de sa prestance scénique. En tant que collectif humain qui incarne davantage une culture et une tradition communes qu’une somme d’individus, le chœur est sollicité comme une entité musicale globale et homophonique qui, si elle met assurément en valeur l’homogénéité du chœur du Grand Théâtre de Genève, nous vaut une intervention finale quelque peu emphatique.

L’orchestre très fourni de la Suisse Romande incite probablement à un usage de sa force de projection. Quoique Parra sollicite par le raffinement de son écriture le potentiel de ses alliages de timbres, pour lesquels il peut compter sur la méticulosité de Titus Engel en matière d’équilibre, il souligne de façon systématique les moments les plus dramatiques par des pics de puissance. On frôle par moments le prêt-à-porter expressif des musiques de film, et si la forte polarisation de la trame orchestrale par des notes privilégiées – notamment un si qui apparaît à plusieurs moments clés et semble associé à l’idée de malédiction – tempère l’atonalité ambiante et semble drainer sa propre symbolique, elle aboutit à plusieurs reprises à la grandiloquence de puissants unissons avec doublures du tutti. Positionné à jardin sur la scène et jouant le plus souvent en solo, le guitariste électrique Kojack Kossakamvwe contribue principalement aux transitions, mais le compositeur l’a judicieusement impliqué dans un dialogue avec l’orchestre (II, 3). Sa musique provoque chaque fois un effet de retour à la vie et à l’espoir qui tempère de façon salutaire la gravité du sujet. Si Justice est un opéra marquant, ce n’est pas tant pour sa valeur musicale intrinsèque que pour la cohérence de son lien organique et indissoluble avec le projet dans son ensemble. Au public, il propose une de ces expériences que l’on n’oublie pas.


P.R


© Carole Parodi