Lyon, éditions Symétrie, 2023, 155 pages.


Connaissons-nous suffisamment les modalités du spectacle lyrique au siècle des Lumières ? L’intérêt de cette publication est de se situer à la confluence de trois axes désormais prépondérants de l’histoire culturelle : la gouvernance théâtrale dans les villes de province, le parcours et l’accession de femmes à la direction culturelle, la diffusion de l’opéra-comique sur d’autres scènes que celles parisiennes au XVIIIe siècle. L’éditeur lyonnais Symétrie favorise l’élargissement de la recherche musicologique jusqu’alors hypercentralisée sur Paris, tout en ciblant un large lectorat non spécialisé.

L’auteure, Anne Le Berre, tient le pari d’articuler ces trois domaines passionnants autour des figures d’une fratrie issue des professionnels du spectacle forain. Les trois sœurs Poncet dirigent une troupe ou une maison d’opéra principalement dans trois villes françaises : ce n’est pas un conte, mais un triple récit ! Dans le sillage des colloques publics « Femmes de l’opéra-comique », l’historienne musicologue restitue ce récit avec talent et érudition en tirant profit de sources archivistiques finement exploitées si ce n’est inédites (bibliothèque municipale de Lyon). Certaines sont utilement proposées en annexe numérique pour ne pas alourdir la lecture. Si la qualité de la documentation et des problématiques soulevées captive l’attention, notre reproche mineur concerne les préambules trop liés à la légitimation de l’exercice universitaire.

La première partie de la publication s’intéresse à la sororie Poncet : Angélique et Michelle (comédiennes) et leur cadette Marie, toutes trois identifiées par le nom d’artiste « Destouches » qu’elles partagent. Elles surent tirer parti de la fermeture des foires de Paris (Saint-Germain et Saint-Laurent) et de l’interdiction faite à l’Opéra-Comique d’exercer au milieu du XVIIIe siècle pour devenir soit entrepreneuse de spectacles dans les villes de Bordeaux ou de Toulouse (de 1748 à 1759 pour l’aînée Angélique), soit se fixer à l’Opéra de Lyon. Michelle Poncet, dite la« Destouches-Lobreau », y obtint le privilège de l’Académie royale de musique pour exercer durant plus d’un quart de siècle au fil de divers contrats (1752-1780). La cadette, dite la « Destouches-Dunan », après son activité à Marseille, Grenoble, reçut le privilège de l’Opéra de Lyon (1782-1784) grâce à la procuration transmise par sa sœur Michelle. Leur entreprise de solidarité sororale contribua à la diffusion qualitative de l’opéra-comique et à son déploiement en province, entre le temps de Justine Favart et celui de Rosalie Dugazon, interprètes fameuses.

Focalisée sur le règne de Michelle Poncet à l’Opéra de Lyon, la seconde partie s’attelle à sa gouvernance économique, financière (un budget conséquent) et artistique durant une période faste, celle de la fondation de l’Académie du concert et l’édification du Grand-Théâtre par l’architecte Soufflot (1756). Directrice à plein titre – son statut juridique est indépendant de celui de son époux, le chanteur Jean Lobreau – ses itinéraires invitent à considérer l’autonomie féminine sous l’Ancien Régime, d’autant que ses consœurs, directrices de spectacles forains, sont loin d’être des cas isolés. Est-ce pour autant un règne tranquille pour l’ancienne comédienne ? Certainement pas au vu des difficultés liées à la fonction de diriger « un bien d’utilité publique » (délibération municipale), mais aussi à la rarissime longévité directoriale sur une même scène. Se succèdent la faillite de son entreprise de spectacle (1761), la concurrence d’une troupe admise en binôme lyonnais, le litige avec la Ville de Lyon plaidé jusqu’à Versailles, le rachat de son magasin théâtral (décor, machines, costumes). À ces aléas se combinent la gestion d’administratrice et de programmatrice, sans omettre sa participation ponctuelle d’interprète. Aussi son témoignage n’exagère rien lorsqu’elle résume : « Je mène la vie d’un forçat » . D’autant que l’entregent du poste consiste aussi à arbitrer d’inévitables tensions avec les institutionnels de la Ville de Lyon avec laquelle elle restructure l’institution de spectacle, jusqu’au Prévôt des marchands ou au mécène gentilhomme. Déterminée et intelligente, la Destouches-Lobreau produit des saisons alternant comédie, tragédie, ballet-pantomime et « opéra bouffon ». Après la brève implantation lyonnaise de Jean Monnet (1745-1747), puis la Querelle des bouffons, cette offre de spectacles porte un éclat qui accompagne l’évolution du goût des publics lyonnais. Cette ouverture sur les genres rassemble en effet ce que trois théâtres parisiens produisent alors séparément. L’auteure se concentre sur deux opéras-comiques en création (L’heureux déguisement ; Le Muphti) qui traduisent une forme d’autonomie culturelle en 1768, bien avant que les décrets sous Napoléon 1er édictent la centralisation théâtrale : Paris crée, la province diffuse.

Le témoignage d’un comédien de la troupe lyonnaise synthétise les qualités de la Destouches-Lobreau sous la métaphore de La Fée Urgèle, opéra-comique d’Egidio Duni sur un livret de Charles-Simon Favart : « Juste, habile, exacte, femme de cœur, femme sévère […] nous l’appelions notre fée Urgèle, aucune autre femme ne mettant mieux en commun l’axiome connu, gouverner, avoir l’empire ». Au XVIIIe siècle, les sœurs Poncet prouvaient donc leur savoir-faire en traçant le sillon de directrices de spectacles lyriques. En 2023, deux seules directrices d’Opéra (Lille, Montpellier) représentent la diversité sur le territoire national, tandis que l’association 100 femmes de la Culture vient d’élire l’une d’entre elles (Valérie Chevalier, Opéra national de Montpellier) comme lauréate. Progressiste, notre XXIe siècle ?

S.T-L