Rachel Masclet (Child) et John Graham Hall (Porter). © Stefan Brion

Pascal Dusapin a arpenté avec persévérance, un peu comme on poursuit une idée fixe, la constellation des écrits, créations scéniques et cinématographiques dérivées de Macbeth, jusqu’à être hanté par la lumière noire de la pièce maudite. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il sonde, grâce au livret concentré d’un Frédéric Boyer rallié à sa cause, les catacombes du drame shakespearien, un Underworld à la fois en-dessous et au-delà, un « outre-monde ». Ce Macbeth Underworld propose un commentaire exégétique qui met en scène esprits et spectres. Lorsque commence l’opéra, tout est déjà advenu, le sang a déjà coulé, mais rien n’est fini, car tout doit recommencer. Comme les Outrenoirs de Soulages, le paysage dans lequel est plongé le spectateur est d’un noir profond, dense et rayonnant. Les décors de Bruno de Lavenère émergent comme des ombres angoissantes, avec lesquels tranchent pourtant les costumes (Sylvette Dequest) blancs volontiers maculés de sang, ou rouge vif, les chevelures orange électrique des Weird Sisters et les lumières d’Antoine Travert, diffuses mais intenses, ou concentrées en faisceaux éclatants.
 
À la création bruxelloise de 2019, devaient succéder en 2020 les représentations à l’Opéra Comique, co-commanditaire de l’œuvre, moyennant quelques modifications du casting. Le report forcé de trois ans aura occasionné une reconfiguration presque totale du plateau comme de la fosse. En dépit d’un timbre très légèrement nasal – probable conséquence du petit ennui de santé annoncé par Louis Langrée, directeur de la maison, à l’occasion de son préambule –, Katarina Bradić incarne une Lady Macbeth à la remarquable assise dans le grave, dont le timbre très ample et organique de mezzo-soprano à tendance alto irradie toute sa tessiture, au bénéfice de la noirceur auratique de son personnage et de l’opéra dans son ensemble. Le baryton Jarrett Ott incarne un Macbeth tout aussi digne, bien que torturé par sa conscience jusqu’à la folie. À plusieurs reprises, et plus particulièrement dans le premier des huit « chapitres », la vocalité de Georg Nigl semble ressurgir malgré une différence patente de timbre, tant les inflexions mélodiques ont été dessinées sur mesure pour le baryton autrichien. Hiroshi Matsui communique au spectre du fidèle Banquo tout le hiératisme que permet une basse aux fondations aussi profondes. En ce soir de première, dédié au ténor Graham Clark disparu en juillet dernier, le double rôle du Portier/Hécate incombe à John Graham Hall qui s’en affranchit avec panache, magistral dans le prologue parlé tout droit sorti des tréteaux et truculent dans ses interventions chantées où le vibrato volontairement outré constitue un atout burlesque.
 
Ressortissant elles aussi au registre buffo, les « Sœurs bizarres » bénéficient de la complémentarité vocale du trio formé par Maria Carla Pino Cury, Mélanie Boisvert et Melissa Zgouridi dont la complémentarité des timbres et des densités ne contredit jamais la cohérence organique propice à en faire une hydre tricéphale, certes maléfique mais drôle et même sympathique. Du chœur féminin (Accentus), lui aussi parfaitement homogène et remarquablement intégré à la trame musicale comme à l’espace scénique, Dusapin fait par moments la caisse de résonance de ce trio. Deux moments où les choristes font usage de tuyaux aigus d’orgues suggèrent un étrange lamento aux intonations glissantes, tandis que le Requiem de la scène 4 offre une de ces plages polyphoniques où le compositeur confirme son sens de l’écriture chorale. Le rôle confié à l’Enfant – un enfant défunt qui a toute sa place dans ce monde d’esprits – apporte non pas une vocalité séraphique, comme on l’attend souvent des enfants chanteurs, mais un alliage glacé de limpidité et de tension. Cette détermination implacable qui doit aboutir à la mise à mort de Macbeth, Rachel Masclet l’assume, au prix d’une certaine dureté vocale, avec un aplomb impressionnant.
 
Très clair et alerte malgré le recours à des masses compactes de cuivres, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon placé sous la direction réactive de Franck Ollu respire avec la scène et participe à sa dynamique. Bien dosé, l’orgue échantillonné sonne puissamment sans envahir la salle et prend à l’occasion des airs de shô japonais (sc. 3). Alors que les sons enregistrés (appeaux et ambiances naturalistes) se marient subtilement avec un orchestre riche en petites percussions, le luth provenant des coulisses, vraisemblablement sonorisé, s’en démarque par une référence explicite à la musique élisabéthaine (sc. 3 et 5). En outre, une musique de scène (« violoneux », piccolo et tambour de basque) agrémente de façon très vivante les interpolations festives.
 
Une fois accoutumé à une certaine emphase orchestrale qu’alimentent force séquences modales, basses en pédales et accords diminués agissant sur la dramatisation du discours, on goûte une musique particulièrement engagée où les saillies varésiennes côtoient sans heurts un discours plus intimiste et sombre sur lequel plane l’ombre de Pelléas. Misant elle aussi sur une intensité dramatique qui n’empèse cependant jamais le mouvement, la mise en scène de Thomas Jolly, reprise par Katja Krüger, investit la hauteur du cadre de scène en exploitant la verticalité du décor. Sa profondeur aussi est mise en exergue. L’inscription « Ici on peut voir un tyran », visible à travers les branchages nus dès l’entrée dans la salle, suggère avec la dernière réplique de l’Enfant que cette scène même où vient de se jouer le drame pourrait être l’une de ces foires de rue où il est question d’exhiber Macbeth. Une mise en scène éminemment shakespearienne du monstrueux.

P.R


John Graham Hall (Porter), Maria Carla Pino Cury, Mélanie Boisvert, Melissa Zgouridi (Weird Sisters). © Stefan Brion