Daniel Johansson (Elis), Elisabet Strid (Els), Michael Laurenz (le Fou), Tuomas Pursio (le Roi), Doke Pauwels (la Reine), Thomas Johannes Mayer (le Bailli), Seth Carico (le Hobereau), Patrick Cook (Albi), Orchestre et Chœur du Deutsche Oper Berlin, dir. Marc Albrecht. Mise en scène : Christof Loy (Berlin, 2022).
Naxos 2.110761. Synopsis bilingue (angl., all.). Distr. Outhere.
 
Lié par son argument à l’univers du conte, Der Schatzgräber partage, sous la forme d’un récit à la fois intemporel et sans lieu – quoique rappelant la mythologie nordique wagnérienne – et d’un arrière-plan symbolique, ses caractéristiques essentielles. Comme le suggère leurs prénoms programmatiques, Els, la servante prête à commanditer des meurtres pour acheter à un receleur les bijoux de la reine, et Elis, le ménestrel muni d’un luth magique lui permettant de trouver des trésors, sont appelés à former le couple central de l’opéra.
 
Les deux personnages sont servis pas un casting de très haut vol. En grande spécialiste des rôles wagnériens et straussiens, Elisabet Strid incarne une Els à la forte personnalité. Son soprano dense et large est projeté avec toute la puissance requise pour tenir tête à un orchestre volontaire. Si Schreker hérite comme Strauss des textures et d’une partie des harmonies wagnériennes, sa vocalité tend de façon plus marquée vers une esthétique belcantiste où il faut peut-être rechercher l’origine de ces longs airs dont le statisme commence à relever en 1918 d’un certain archaïsme.
 
Le statut musical particulier dont bénéficie Elis compte maints antécédents historiques, notamment chez Wagner, mais fait ici l’objet d’un traitement assez original. En effet, les interventions lyriques du ménestrel relèvent, non seulement pour sa partie vocale mais aussi pour le support orchestral supposé représenter son accompagnement au luth – on sait gré au compositeur de s’émanciper très vite d’une imitation orchestrale de l’instrument –, de la musique diégétique. Schreker a cependant pris soin de ménager, outre les interpolations chantées dans un style de ballade, des moments au statut bien plus ambigu, tant au plan musical que dramaturgique. Le ténor Daniel Johansson s’empare tout en subtilité des deux facettes de son rôle et fait preuve, comme sa partenaire, d’une remarquable présence scénique. Son mérite est d’autant plus grand que son rôle est celui sur lequel se concentre plus particulièrement la grandiloquence parfois ampoulée d’un livret écrit par le compositeur lui-même.
 
Personnage le plus touchant et le plus élaboré grâce à la dualité qui oppose son personnage public et son moi intime, le fou du roi est aussi l’un des plus intéressants musicalement. Michael Laurenz, dont le type de ténor contrepointe celui, bien plus dramatique, de Daniel Johansson, lui communique une profondeur émouvante, sans forcer le contraste entre une voix littéralement buffa rendue volontairement rugueuse et la belle fluidité des passages où il tombe le masque, ainsi que son bonnet à clochettes, pour se confier à Elis puis à Els. Inversement, il semble que Schreker ait transféré au roi, prompt à enchaîner les beuveries, les attributs du bouffon, et Tuomas Pursio réussit en dépit de sa stabilité vocale à en faire un personnage chancelant. La largeur vocale du baryton Thomas Johannes Mayer incarne de façon très crédible l’autorité du bailli, même si celle-ci est dans un premier temps désarmée par le charme d’Els.
 
Occupant littéralement un rôle d’arrière-plan dans la mesure où il se borne le plus souvent à apporter un commentaire ou à dispenser une touche de magie, le chœur ne sort du bois qu’à l’acte IV où il incarne une assemblée présente sur scène. L’orchestre est mené avec beaucoup d’énergie par Marc Albrecht et ménage, hors des moments à grand spectacle et des épanchements effusifs, de belles transitions symphoniques.
 
Dans un décor unique mais prenant au fil des quatre actes des apparences différentes, la mise en scène de Christof Loy favorise la présence sur scène de nombreux personnages secondaires, même lorsqu’ils ne sont pas censés être présents dans la scène concernée. Ce va-et-vient prend un tour chorégraphique dans la scène orgiaque de l’acte III où les ébats du couple principal semblent se propager à tout leur entourage. Malgré sa fluidité visuelle, une telle occupation de l’espace ne suffit pas à compenser ce passage au point mort dramaturgique, creux de la vague d’un opéra pourtant dynamique. Le fond de scène sombre tend à favoriser la ségrégation des plans, qu’accentue un cadrage volontiers rapproché. Comme souvent lorsque l’opéra passe à l’écran, on gagne en intimité avec les personnages ce qu’on perd en appréhension globale de l’espace scénique. Le soin apporté aux détails de la mise en scène ne donne cependant pas lieu de le regretter.
 

P.R