Sara Jakubiak (L'Impératrice). © Bertrand Stofleth

À bien des égards, Die Frau ohne Schatten présente une forte insularité par rapport au reste de l’œuvre lyrique straussien. Tout d’abord le livret : ce conte oriental joue sur les symétries et complémentarités entre le monde aristocratique des esprits et celui d’une humanité pauvre, regorge de symbolismes (plus ou moins lisibles) et contrairement à la plupart des opéras de Richard Strauss, la narration s’attache d’abord à l’accomplissement d’une quête avant de faire place aux sentiments et à la psychologie des personnages. La partition confirme cette originalité, on y retrouve des gestes traditionnels du maître de Garmisch (phrases étirées, climax orchestraux…), et aussi des couleurs inédites – les interventions de Barak prennent par exemple, fait rare chez Strauss, des accents mahlériens tant dans le phrasé que l’orchestration –, harmoniquement, Strauss introduit plus que de coutume des suspensions au moyen de balancements entre deux accords, interrompant les progressions harmoniques le plus souvent pour faire place à la parole suprême de Keikobad, roi des esprits et père de la Kaiserin. Le compositeur traite encore le symbolisme du livret par un usage singulier des motifs, nettement identifiés et irriguant la polyphonie. Ils soulignent la narration merveilleuse plus qu’ils ne commentent l’action. Il en résulte une partition très riche, d’une grande densité, mais contrairement à Salome ou Elektra, la saturation de l’espace tire du côté du monumental plus que de la violence, et surtout, Strauss joue de l’ombre et de la transparence, sachant faire luire son orchestre sous les irisations des cordes divisées ou des doublures de bois aigus.
 
Pour la première fois, La Femme sans ombre résonne entre les murs de l’Opéra de Lyon, et l’institution a soigné ces débuts in loco. La première palme revient au seigneur du lieu : Daniele Rustioni dirige impeccablement cette partition complexe, il tend le discours, fait place à la lumière et maîtrise l’orchestre avec autorité. Seul un soupçon d’abandon manquerait à l’appel si la lecture ne s’avérait pas parfaitement convaincante. Le plateau réuni est aussi à la hauteur de l’enjeu. L’Impératrice de Sara Jakubiak et la Teinturière d’Ambur Braid présentent une proximité vocale : deux voix longues à l’émission ronde, la première ménageant à la fois la puissance du chant sans obérer la fragilité du personnage, la seconde radicale dans la frustration et néanmoins d’une parfaite sensibilité. La nourrice de Lindsay Ammann distille son mépris de l’humanité avec fiel et furie. La voix bien ancrée dans le grave s’élance sans à-coups dans le registre aigu et jamais l’impressionnant volume sonore ne met en péril une diction savoureuse. L’Empereur de Vincent Wolfsteiner possède la poésie du personnage, entre virilité et tendresse, même si la voix accuse parfois quelque fatigue. Josef Wagner campe Barak, l’homme bon, avec ce qu’il faut de rudesse au teinturier qui porte sa marchandise pour économiser son âne. C’est dans un phrasé châtié qu’il distille la douceur que sa voix bien ambrée dissimule au premier abord. Julian Orlishausen (le Messager) complète cette distribution de haut vol sans dépareiller, tout comme Robert Lewis (le jeune homme/le bossu), Giulia Scopelliti (le faucon/le gardien du temple), Thandiswa Mpongwana (la voix), Pawel Trojak (le borgne) et Pete Thanapat (le manchot), tous artistes de l’Opéra Studio.
 
Mariusz Treliński propose une lecture au plus proche du livret mais défaite du merveilleux. Le déséquilibre essentiel entre l’Empereur et l’Impératrice devient une incompréhension mutuelle au sein du couple, et l’absence d’ombre une névrose de la souveraine. La complexité des sentiments qui unissent et éloignent la Teinturière et Barak apparaît comme celle d’un couple où les non-dits et les menues frustrations s’accumulent. Cette vision naturaliste s’impose d’elle-même, servie par une direction d’acteurs précise faisant place à la subtilité dans la caractérisation psychologique des personnages, et par un dispositif scénographique monté sur un plateau tournant qui permet un passage fluide d’un monde à l’autre, avec pour sas des salles de bain, lieux d’isolement, de retranchement et de souffrance intime opposés aux pièces de vie, lieux d’affrontement. Le troisième acte est plus difficilement intelligible – le livret impose une magie qui n’a ici plus lieu d’être – on fait face aux méandres psychanalytiques des deux femmes, on voit ainsi un Keikobad gisant prendre les traits de l’Empereur, la question de l’Œdipe se superposerait-elle à celle de la stérilité ? Tout en demeurant convaincante, la mise en scène s’égare en tenant par trop à un propos, celui des souffrances induites par la stérilité, qui, sans être hors sujet, place le spectateur à l’affût de la démonstration finale pressentie par l’ajout de pantomimes qui soulignent régulièrement le parti pris du metteur en scène (multiples scènes de scarification de l’Impératrice, nettoyage du sang par l’Empereur…). En guise de conclusion, la Kaiserin aura soigné la blessure de sa stérilité et en portera le deuil. Malgré ces réserves, le propos se tient, et la mise en scène est rigoureusement conduite jusqu’au bout de cette œuvre difficile.
 
Grâce à un plateau vocal de haut vol et des directions musicales et scéniques avisées, l’Opéra de Lyon a offert une interprétation digne du chef-d’œuvre de Strauss. 

J.C.

À lire : notre édition de La Femme sans ombre/L'Avant-Scène Opéra n° 147

© Bertrand Stofleth