Emiliano Gonzalez Toro (Ulisse), Rihab Chaieb (Penelope), Emöke Baràth (Minerva), Zachary Wilder (Telemaco), Philippe Talbot (Eumete), Mathilde Etienne (Melanto), Alvaro Zambrano (Eurimaco), Fulvio Bettini (Iro), Philippe Jaroussky (Fragilità umana), Nicolas Brooymans (Antinoo, Tempo), Jérôme Varnier (Nettuno), Juan Sancho (Mercurio), Anders J. Dahlin (Pisandro), Anthony León (Giove, Anfinomo), Alix Le Saux (Eraclea), Lauranne Oliva (Giunone, Fortuna), Cristina Fanelli (Amore), I Gemelli, dir. Emiliano Gonzalez Toro.
Gemelli Factory (3 CD). 2021-2023. 3h. Notice en français.
 
Ténor, Emiliano Gonzalez Toro a logiquement débuté sa carrière de chef montéverdien en enregistrant Orfeo. Il ritorno d’Ulisse et ses sept rôles de ténors, qu’il a tous abordés à un moment ou un autre de sa carrière, s’imposait ensuite. Mais le musicien suisse d’origine chilienne s’est donné le temps et les moyens de servir cet ouvrage complexe, optant pour une luxueuse version studio enregistrée par sessions s’étalant d’août 2021 à mai 2023, précédée de longues recherches – dont témoigne le passionnant recueil d’articles rédigés par Mathilde Etienne qui accompagne les disques.
 
Toro a choisi de restituer les quatre scènes du drame perdues, ou, plus probablement non mises en musique par Monteverdi : elles ont été composées par José Meléndez qui s’est fait plaisir en écrivant pour Mercure un récit vocalisant inspiré du Ballo delle Ingrate ou en pastichant délicieusement le madrigal pour les chœurs de Sirènes. On n’a pas mégoté non plus côté orchestration, faisant appel à une trentaine de musiciens, qui n’interviennent cependant qu’avec tact : sacqueboutes tonnant avec Neptune, cornets annonçant Jupiter, flûtes colorant les scènes aux champs, guitare fouettant les danses et notes lugubres de la tromba marina, façon « corne de brume », introduisant... les tableaux nautiques. Seule la harpe, qui tend à édulcorer l’harmonie, paraît utilisée avec trop de prodigalité.
 
Enfin, on a réuni une pléiade de chanteurs rompus aux codes de la musique baroque et aux timbres suffisamment caractérisés pour s’imposer sans le secours de la scène : Jaroussky, en guest star, ouvre le bal dans le petit rôle de La Fragilité humaine qu’il transfigure par sa grâce, Bettini (par ailleurs indispensable coach d’italien) campe un Iro aussi hénaurme que bouleversant, Wilder est un Télémaque juvénile et mordant, Varnier un terrifiant Neptune, avec lequel contraste l’autre basse, celle, canaille de Brooymans, tandis que le sombre alto de Chaieb drape Pénélope d’austérité et que l’émission droite de Talbot évoque la candeur d’Eumée. Mais ce sont les scènes unissant Ulysse à Minerve qui nous transportent : Toro sait jouer de son timbre ensoleillé, aux graves de velours pour servir toutes les facettes du rusé Ulysse (jusqu’à chevroter lorsqu’il se déguise en vieillard) tandis que Baràth, fulgurante dans les vocalises, impérieuse dans le récit, étincelle en brûlante déesse. Unique déception : le couple Melanto/Eurimaco, dépourvu de sex appeal.
 
La direction précise et enlevée de Toro constitue une proposition parmi d’autres : surnommé « Mister tactus », le ténor veille à la tension et à l’équilibre des tableaux, au risque (comme dans Orfeo) de « musicaliser » par trop une partition qui s’accommoderait de davantage de liberté. Traités comme des personnages de commedia dell’arte, les prétendants pérorent avec un swing irrésistible qui, cependant, neutralise leur dangerosité. Et si certains chanteurs transcendent le cadre (Wilder et Bettini, dans leurs monologues, magnifiques), d’autres, comme Chaieb ou Etienne, en semblent parfois prisonniers.
 
Réalisée avec un soin extrême et des moyens adéquats, cette lecture s’inscrit néanmoins dans le peloton de tête d’une discographie forte d’une douzaine de références, aux côtés de celle de Jacobs (HM, 1992), dont elle se montre proche, comme des deux d’Harnoncourt (1971 et 1981, Teldec), aux options divergentes.
 

O.R