George Benjamin. © Denis Allard

Pour le plus grand bénéfice de leur diffusion, les opéras de George Benjamin supportent très bien une simple « mise en espace ». On l’avait déjà constaté en février 2020 avec Written on Skin, deuxième opéra du compositeur où, déjà dans l’écrin de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris et sous l’effet de la très sobre scénographie du même Dan Ayling, étaient révélées maintes subtilités orchestrales que bien souvent la fosse estompe.
 
De nouveau avec Lessons in Love and Violence, concert s’inscrivant cette fois dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, c’est en premier lieu sous la forme d’un condensé de dramaturgie musicale que se produit l’enchantement. Un canapé à jardin, un fauteuil à cour, quelques accessoires, des déplacements et des regards suffisent à hisser cette représentation bien au-dessus d’une version de concert. Au prix de quelques ellipses certes – des deux enfants du couple King/Isabel, un seul est visible sur scène, le rôle muet prévu dans la production originale n’ayant guère de sens dans le présent contexte –, ce qui apparaît comme une stylisation de mise en scène braque les projecteurs sur la puissance dramaturgique conjointe du livret et de la musique. Pour ce troisième opéra, Martin Crimp, seul librettiste avec lequel le compositeur semble jusqu’à ce jour disposé à collaborer, a puisé à maintes sources documentaires, mais c’est la pièce Édouard II de Christopher Marlowe qui en constitue l’ossature. Il instaure une frontalité des rapports entre les personnages qui implique un style beaucoup plus direct interdisant la sophistication de la forme discursive élaborée dans les deux opéras précédents. Même le Roi et Gaveston manifestent, malgré l’ardente passion qui les lie –dont l’aspect charnel est estompé dans la présente production –, des rapports sous-tendus par une violence latente.
 
Du casting vocal original, on ne retrouve principalement ici que les deux barytons Stéphane Degout et Gyula Orendt (King et Gaveston). Certes, leur quasi-gémellité musicale réside en grande partie dans l’écriture, mais la combinaison spécifique de leurs timbres vocaux tend dans les très beaux enchevêtrements polyphoniques des scènes 3 et 6 vers une fusion où il devient par moments difficile de distinguer qui chante quoi. Leur intensité scénique les rend non seulement très crédibles dans leurs rôles mais il en émane aussi une sorte de magnétisme qui rend palpable cette force qui les lie tout en les éloignant irrémédiablement de leurs proches, du peuple et de la responsabilité politique, ce qu’ils paieront de leur vie.
 
Étant donné le soin très méticuleux que porte Benjamin à une écriture vocale cousue sur mesure pour les chanteurs amenés à créer leurs rôles, on pourrait craindre que leurs successeurs dans de nouvelles productions ne se sentent pas aussi à l’aise dans leur costume. Si aucune gêne vocale ne se manifeste sur ce plateau en grande partie renouvelé, l’incarnation des personnages s’en trouve cependant modifiée. Le ténor Toby Spence campe un Mortimer moins tendu et puissant que Peter Hoare, moins crédible dans son caractère violent et implacable, de sorte que la détestation que lui voue Gaveston paraît moins motivée. La soprano Georgia Jarman offre quant à elle une image de stabilité vocale et scénique qui lui confère une stature très solide de reine, presque trop si on la compare avec une Barbara Hannigan plus torturée, intrigante et imprévisible, peut-être plus conforme à la personnalité que dessine Crimp dans son livret. De même, là où Samuel Boden usait de sa fraîcheur vocale pour camper un jeune garçon très sensible et peu sûr de lui jusqu’à ce que qu’il se révèle, devenu roi, d’une détermination sans faille, James Way projette avec son ténor très souple mais plus timbré une assurance qui fait de lui, avant même qu’il ne porte la couronne, un roi installé.
 
Le drame qui se concentre sur le devant de scène ménage des moments particulièrement intenses, comme celui où Gaveston retrace la vie du Roi. Mode narratif très prisé de Crimp, la monstration – dans Written on Skin, c’était par le truchement des enluminures que la réalité du monde extérieur se mêlait à l’hagiographie d’un personnage puissant – prend ici le chemin plus abstrait d’une séance de lecture dans les lignes de la main. Les deux tambours tombak iraniens suggèrent en toute discrétion, avec l’aide d’un cymbalum aux faux airs de santur, un orientalisme diffus. Un peu plus tard dans la même scène 3, le moment de théâtre dans le théâtre, probable référence au théâtre élisabéthain mais surtout moment dramaturgique très fort, donne lieu à un de ces ensembles que Benjamin réussit à rendre à la fois denses et très lisibles, dont les chanteurs contribuent ici à clairement différencier les affects de chacun des personnages. À la scène 4, Georgia Jarman et Stéphane Degout rendent particulièrement émouvant le duo où les époux royaux ne communiquent qu’en apparence, chacun accaparé par ses propres émotions.
 
Dans une acoustique qui, à condition d’être placé assez près de la scène, offre une perception limpide de chaque détail, l’Orchestre de Paris, dirigé avec une précision millimétrique par le compositeur, exalte une écriture orchestrale dont la richesse polyphonique ainsi que le lien organique avec les voix sont libres de toute entrave.

P.R

James Way (Le Jeune Roi).© Denis Allard