Honoré Champion, 2023, 353 p.
Il est assez étonnant que malgré sa grande notoriété, John Adams n’ait suscité à ce jour qu’une mince littérature francophone. L’« américanité esthétique » du compositeur comptant probablement parmi les obstacles majeurs à une compréhension profonde de son expression artistique, il n’est peut-être pas étonnant que l’on doive ce nouvel ouvrage à un professeur de littérature américaine. C’est par les textes que Mathieu Duplay a choisi d’aborder cette américanité, d’où sa focalisation sur les œuvres scéniques. Revendiquant une approche interdisciplinaire, l’auteur met en avant la critique littéraire et l’histoire « des idées politiques, esthétiques et religieuses », la musicologie pourtant invoquée ne jouant dans ses analyses qu’un rôle très marginal. Dans une introduction qui, à elle seule, vaut presque pour un petit essai, il développe une première approche esthétique pour laquelle il s’appuie abondamment sur les écrits d’Alex Ross, dont il questionne notamment l’affirmation selon laquelle Adams se situerait dans une tradition postromantique. Il préfère quant à lui l’associer à une démarche de décentrement, qui permet de l’extraire des clivages tradition/avant-garde, Europe/Amérique ou encore musique populaire/musique savante.Chaque chapitre est consacré à une œuvre scénique dans l’ordre chronologique, les deux dernières, Girls of the Golden West et Antony and Cleopatra, étant exclues de cette étude. De l’analyse de Nixon in China (1987), on retient en premier lieu une efficace synthèse sur l’arrière-plan politique d’un événement à la médiatisation mondiale, menée avec un souci de la précision et du détail qui se manifeste dans l’ensemble d’un ouvrage solidement étayé. La genèse de l’opéra est assez rapidement abordée puis, suivant des thématiques tout sauf systématiques ou linéaires qui viennent rythmer spécifiquement chacun des chapitres et casser toute routine, l’auteur décrypte certaines des références du livret, donnant ainsi un aperçu assez complet de sa complexité référentielle. Alors qu’il se montre généralement critique sur les livrets, Duplay ne nuance guère son admiration pour les écrits d’Alice Goodman et fait même de celui de Nixon « l’un des plus accomplis de tout le vingtième siècle ». Son plaidoyer pour la relecture critique du ballet modèle Le Détachement féminin rouge ne convainc cependant pas totalement, tant cette scène s’avère problématique au plan dramaturgique, comme on a pu le vérifier de nouveau à l’Opéra de Paris au printemps dernier.
C’est encore par son analyse de l’arrière-plan, cette fois historique, de The Death of Klinghoffer (1991) que l’auteur apporte les éléments de réflexion les plus éclairants. Il faut dire que cet opéra est resté indissociablement lié à la polémique à rebondissements qu’il avait suscitée aux États-Unis, et dont la reprise au Met en 2014 a montré qu’elle était, près d’un quart de siècle plus tard, pas encore éteinte. Outre le fait qu’il présente de façon aussi objective que possible et en s’appuyant sur une large documentation, les tenants et les aboutissants de cette controverse dont il expose les implications politiques – l’origine décisionnelle de la prise d’otages qui eut lieu sur l’Achille Lauro en octobre 1985, aboutissant à l’exécution de Leon Klinghoffer, reste encore aujourd’hui incertaine – l’auteur pose frontalement la question de l’antisémitisme dont fut taxé l’opéra. Il pointe plusieurs malentendus, notamment celui qu’a pu causer le livret d’Alice Goodman, où il voit « l’expression théologiquement très élaborée d’un judaïsme dissident (ou d’un christianisme au plus haut point conscient de ses origines juives) ». Il déplore que les retombées de cette affaire aient durablement mis Goodman « au ban des milieux artistiques ». Alors qu’il place l’opéra en-deçà de la « perfection formelle » de Nixon, qui tenait notamment selon lui à l’adéquation du livret, de la musique et de la mise en scène de Peter Sellars, l’auteur ne commente que très peu une écriture musicale qui s’est pourtant manifestement perfectionnée depuis le premier opus scénique.
Échaudé par l’expérience de Klinghoffer, Adams se tournait avec I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky (1995) vers le genre du musical, dont Duplay analyse de façon très pertinente en quoi il en ressortit, mais aussi en quoi il s’en distingue. Privés du concours d’Alice Goodman, Sellars et Adams collaboraient avec June Jordan, au grand dam d’un compositeur auquel le livret donnait beaucoup de fil à retordre, principalement pour des raisons de rythme et de prosodie qui contrecarraient justement l’esthétique du musical. Témoignant publiquement des désaccords entre le compositeur et la librettiste, la publication du texte par cette dernière avant la première de l’opéra marquera le point d’orgue de leurs tensions. L’auteur se montre très critique sur cette œuvre, pointant une impression d’incohérence dramaturgique, la longueur excessive du livret, les situations stéréotypées et la minceur de l’argument, sans compter un propos « lourdement didactique ».
Cette analyse à charge n’est pas reconduite pour El Niño (2000), oratorio dont, bien qu’en soit critiquée la mise en scène très chargée de Sellars ainsi que sa vidéo propice à monopoliser l’attention des spectateurs, est soulignée la cohérence des textes assemblés par le metteur en scène et le compositeur en forme d’« anthologie personnelle ». De cette Nativité très latino-américaine, la dimension féministe fait se demander à l’auteur pourquoi précisément cette fois, Adams n’a pas fait appel, comme il l’avait fait jusque-là, à des librettistes femmes. Alors qu’il passe sous silence les caractéristiques musicales de l’œuvre, il confirme dans ce chapitre sa prédilection pour la philosophie et davantage encore pour la théologie, prédilection qui atteint son apogée dans le chapitre consacré à The Gospel According to the Other Mary (2012). Là, d’un livret où il lit l’absence béante mais la présence en creux d’Alice Goodman, elle-même très sensible aux questions théologiques, il souligne de nouveau la position féministe dont témoigne le livret, Marie apparaissant comme la première des apôtres et l’égale des quatre évangélistes. Est aussi soulignée une « dynamique de sécularisation » consistant à associer le christianisme « à une conception politique qui privilégie l’action concrète auprès des opprimés ».
Non dénué de liens avec la théologie, Doctor Atomic (2005), qui marque le retour d’Adams à l’opéra stricto sensu, soulève cependant bien davantage les questions éthiques incarnées par Oppenheimer, son positionnement et ses mises en garde lui valant de graves déboires lors de la « chasse aux sorcières ». C’est cette fois un rappel de l’arrière-plan scientifique qui offre à l’auteur son entrée en matière, ainsi que le contexte politique qui faisait du « projet Manhattan », qu’Harry Truman ne découvrit qu’à son accession au pouvoir, une course contre la montre. De nouveau, la genèse du livret devait poser problème : Alice Goodman commence la rédaction, mais se retire du projet sur fond de désaccord idéologique. Après Klinghoffer, il est hors de question pour elle de risquer un nouveau procès médiatique. Si le livret prêtera en effet le flanc à la critique, c’est plutôt pour ce que Duplay identifie comme « la faiblesse des passages dialogués ». Celui de A Flowering Tree (2006) aura été écrit en quasi-totalité par Adams seul, dont l’auteur doute qu’il ait réellement maîtrisé le matériau littéraire du conte éponyme de A. K. Ramanujan qu’il avait entre les mains. Même si les idées de Homi K. Bhabha sur les dynamiques transculturelles ont influencé Adams et Sellars, le compositeur a pris des libertés avec le texte original qui se traduisent entre autres par l’atténuation de ses spécificités indiennes, notamment parce qu’il avait en ligne de mire les similitudes du conte avec certaines caractéristiques de La Flûte enchantée.
S’il ne faut pas compter sur cette étude pour approcher la façon dont John Adams s’efforce par des moyens musicaux qui lui sont spécifiques à interagir avec la dramaturgie des textes, ce qui n’est pas son propos revendiqué, sa lecture vient en revanche enrichir considérablement la compréhension qu’on peut avoir des enjeux littéraires, dont le compositeur était pleinement conscient et avec lesquels il a dû littéralement composer. L’auteur de ce livre peut se targuer de contribuer activement, en apportant au lecteur son érudition et son point de vue critique, à une perception moins eurocentrée du compositeur américain, dont il invite à mieux comprendre la démarche artistique.
P. R