Paris, Éditions YMCA-Press, 2023, 711 pages.

La basse la plus célèbre de son temps fut d’abord un enfant pauvre de Kazan, qui tâta de plusieurs métiers avant de participer aux tournées de la troupe d’un impresario-chanteur. À Tiflis, le ténor Dimitri Oussatov, un ancien du Bolchoï, en fit ensuite un vrai chanteur et l’arracha à une vie de misère. Il put ainsi intégrer, à Moscou, l’opéra privé du célèbre mécène moscovite Savva Mamontov, où il se lia avec Rachmaninov. Son Dossifei de La Khovantchina, son Viking de la création privée de Sadko, mirent très vite le public à genoux. Mais c’est Boris Godounov qui le fit entrer dans la légende, comme s’il y incarnait toute la Russie.

Après les débuts au Bolchoï, vinrent la conquête de la Scala et de Monte-Carlo, les triomphes parisiens aux concerts de Diaghilev…  Puis ce fut l’exil, en 1922, à presque cinquante ans. Lui qui était toujours prêt à chanter pour les ouvriers, croyant en un avenir meilleur pour eux, eut tôt fait de comprendre que les lendemains ne chanteraient pas. La présidence du conseil artistique du Théâtre Mariinsky, le titre de « premier artiste du peuple », retiré plus tard, la proximité avec le commissaire de l’Instruction publique Lounatcharski, qui lui permit de quitter la Russie soviétique, ne le trompèrent pas, alors qu’on le soupçonna, hors des frontières russes, d’être un agent des bolcheviks. Cet exil fut une blessure, que rien ne put guérir, ni la gloire ni la richesse.

Du géant blond, jusqu’à sa mort en 1938 dans son appartement parisien de l’avenue d’Eylau, Sylvie Mamy nous dit tout ou presque, d’une plume alerte de conteuse, son livre se dévore comme un roman. L’étendue des recherches, la richesse de la documentation impressionnent ceux qui ne connaissaient que les deux autobiographies de Chaliapine. Non contente de le suivre presque pas à pas, elle le situe dans la vie musicale de son temps, mais aussi dans l’histoire des temps troublés qu’il traversa, à laquelle ne résista pas l’amitié avec Maxime Gorki. La vie privée, ses deux mariages, ses cinq enfants, rien n’a de secret pour elle – et, désormais, pour nous. Elle ressuscite également un authentique artiste, sans concession, aussi attaché au jeu qu’au chant, que l’on croit ici voir sous nos yeux dans ces rôles où il fascinait – ceux de l’opéra russe, les diables de Gounod et de Boito, Philippe II, le Don Quichotte de Massenet, qu’il créa sur le Rocher, le Basile du Barbier de Séville aussi, « à la fois grotesque et inquiétant » selon un critique de l’époque…

La lecture du livre jette une lumière nouvelle sur les témoignages discographiques de Chaliapine, si souvent brocardé pour un naturalisme passé de mode, sur le Don Quichotte de Pabst aussi, qu’il joua en acteur de cinéma au crépuscule de sa carrière. Réécoutons par exemple la mort de celui de Massenet en relisant ces lignes écrites par Jacques Feschotte en 1932 : « […] le plus haut moment était assurément le tableau de la mort de Don Quichotte que Chaliapine réalisait debout contre un arbre : mort héroïque à la Cyrano, mais plus encore, mort mystique, où les bras soudain haussés et écartés suggéraient (avec quel respect) un crucifiement. »

Plus qu’un livre, une somme. Plus qu’une vie, un monde.

D.V.M