Adriana Gonzalez (Liù). © Klara Beck

L’Opéra national du Rhin conclut sa passionnante saison sur une réussite totale avec ce Turandot dont l’un des atouts annoncés était de proposer le premier finale d’Alfano, avant que Messer Toscanini ne le frappe d’anathème en déclarant que la dernière main avait par trop été arrangeuse et partant sacrilège. Proposition originale et passionnante, la qualité de l’interprétation éclipse pourtant ce choix. La distribution impressionne en bloc, ainsi Elisabeth Teige (Turandot) impressionne d’abord par l’ampleur de ses moyens. Passé le choc de la découverte d’une voix de platine parfaitement maîtrisée, homogène et longue, que la musicienne sait couler dans une ligne au besoin impérieuse ou fragile, on demeure sidéré par la complexité du personnage proposé dont la blessure initiale jamais ne se referme, parfois débordé par le sentiment, toujours en lutte. Adriana Gonzalez (Liù) fascine  par une capacité rare aux aigus pianissimos et un sens de la ligne conduite avec style. Elle incarne ainsi naturellement la souffrance et le dévouement de Liù. Arturo Chacón-Cruz chante pour la première fois Calaf, dans une version plus longue donc que celles données habituellement. Il relève le défi solidement, conservant un lyrisme délié, il affronte les aigus en maîtrisant la tension qu’ils imposent à son instrument. Habile interprète, il fait de cette tension un élément extérieur du tourment qui traverse le personnage. Nicola Ulivieri fait un Timur touchant, en proie à un désespoir certain. Les trois ministres, Alessio Arduini (Ping), Gregory Bonfatti (Pong) et Éric Huchet (Pang) forment un trio solide – la mise en scène compense un défaut de poésie dans la pantomime –, l’empereur Altoum de Raúl Giménez livre une belle et digne prestation.
Domingo Hindoyan dirige avec une conscience théâtrale aigüe, sans oublier que Puccini était un grand artiste de l’orchestre. Les couleurs et le drame s’allient pour une prestation de haut vol, où orchestre, chœurs et plateau respirent à l’unisson.
Enfin, Emmanuelle Bastet propose une lecture sobre et subtile de l’ultime chef-d’œuvre puccinien. Transposée dans un Shangaï contemporain (ou d’une autre grande ville dotée d’un quartier d’affaire et d’une jeunesse dorée), l’action tisse habilement les enjeux de pouvoir qui croisent régime autoritaire, puissance des oligarques, aliénation par la consommation et intimité. Les scènes de foules du premier acte donnent à voir un désordre, voire une fantaisie, organisés par le pouvoir au moyen de vitrines rutilantes, police, et service d’ordre privé. Au deuxième acte, l’ordre règne sur la foule embrigadée (et toujours sous contrôle), convoquant des images de la Chine populaire (uniformes des enfants et drapeaux rouges agités frénétiquement). Pour autant, la metteuse en scène ne renonce pas à la poésie, ainsi la pantomime des trois ministres, dans un décor complètement nu, convoque un voile qui fait allusion à une cérémonie de mariage, comme plus tard un parchemin et des pinceaux évoquent la loi… leur ballet à trois, en trottinette, sur des fauteuils de bureau à roulettes ou simplement en quelques pas éclairés avec finesse par François Thouret, ménage un des moments les plus poétiques du spectacle. On retrouve cette poésie mâtinée d’amertume et de tragique dans le duo final. Au milieu de la scène, le lit impose sa présence redoutable pour la princesse. Dans un duel – plus qu’un duo – Calaf et Turandot s’affrontent encore, rendant le revirement final plus qu’incertain, illusoire. La direction d’acteurs précise, l’économie de moyens, l’intensité des regards, et la cohérence du propos qui joue de la mise en abyme entre coercition publique et surveillance du cœur, sont associés dans un équilibre parfait qui révèle toute l’ambiguïté et le désespoir que porte l’œuvre puccinien.

J.C.


À lire : notre édition de Turandot/L'Avant-Scène Opéra n°220
Arturo Chacón-Cruz (Calaf). © Klara Beck