Joyce DiDonato (Didon). © Ondine Bertrand/Cheeese

Hommage au pays visité, compositeur cher au cœur du chef (souvenirs impérissables d’une marmoréenne mort de Cléopâtre en compagnie de la sculpturale Anna Caterina Antonacci il y a une dizaine d’années), et tradition bien ancrée depuis 1973 : tous les dix ans (à peu près), le Met donne Les Troyens sans lésiner sur les moyens. Les New-Yorkais sont fidèles à eux-mêmes, et, ce soir encore, pour le meilleur.
 
C’est en compagnie de la yankee diva assoluta que la fête commence. Nous voici tyrien à Carthage, aux pieds de la reine Didon(ato), la confusion guette tant la mezzo habite son personnage, et cela commence avant même le chant (« Chers Tyriens »), dans une manière de scruter les lieux, souveraine inspectant la « fière cité » qu’elle gouverne, d’un œil bienveillant et néanmoins exigeant. Impossible de résister à une telle attraction, une telle projection charismatique… Le récit, déclamé dans un français impeccable qui fait oublier la présence des surtitres, est un modèle dans l’art d’adresser les sentiments et les intentions à ses interlocuteurs et aux auditeurs. Le timbre brillant et onctueux est modulé en fonction des couleurs requises par le texte et l’ethos de la musique. Joyce DiDonato équilibre ici le ravissement et l’autorité avec un naturel confondant, autant qu’elle s’embrase en jouant avec les limites pour incarner la douleur de Didon abandonnée dans « Adieu fière cité ». Saisissante, elle assume des accents théâtraux qui passeraient pour excessifs chez d’autres mais ont ici le ton de la vérité, signant un portrait bouleversant.
 
Il faut dire que Joyce joue sur du velours, l’orchestre irradie les reflets azuréens du soleil de la Méditerranée, la baguette de Yannick Nézet-Séguin a la souplesse des blés qui se courbent sous la brise, et les tutti la splendeur de la cité rayonnante. Le son respire l’abondance, la générosité de la ville qui accueillera bientôt Énée et les siens. On pourrait détailler à l’envi les qualités orchestrales déjà énoncées pour la soirée précédente, ajoutons simplement qu’à l’écoute il y a une entente évidente parmi l’orchestre et avec le chef.
 
En deuxième partie, les Américains ont donné la Symphonie fantastique, restituant Berlioz à ses dimensions colossales tout en défiant les lois de l’apesanteur, habités par un élan passionnant. Car c’est bien le sens du récit, de la continuité autant que des ruptures et des surprises, l’art de discourir en musique insufflé avec une intarissable générosité par Yannick Nézet-Séguin, qui donne un sens aux impressionnants moyens de cet orchestre. Au premier mouvement la rêverie se déploie grâce à un sens aigu de l’agogique, mimant l’erratisme ou l’engouement fougueux… Le bal devient un jeu d’ombres et de lumières qui fait place à la sensualité de la rencontre des corps, la scène aux champs suspend l’auditeur aux solos inouïs du hautbois et du cor anglais, la marche au supplice apparaît comme un cauchemar – les sorcières ne sont pas loin – grâce aux plus beaux pp de cors bouchés jamais entendus (on en frissonne encore, rien que d’y penser), et le songe d’une nuit de sabbat libère une puissance tellurique.
 
Outre le bonheur de constater qu’une parfaite osmose entre un directeur musical et un orchestre d’opéra est possible, on vit avec émotion ces retrouvailles avec des artistes trop rares à Paris. Pour finir, Joyce DiDonato revient sur scène pour offrir un superbe Morgen de Strauss, d’abord chanté en direction des spectateurs de l’arrière-scène. Notons que pour ces deux soirées, les bis n’ont pas favorisé que le chef face à son orchestre, mais aussi des solistes (le premier violon solo les deux soirs, et Joyce DiDonato). Récapitulons, à l’intention de toute institution lyrique en quête de directeur musical, les qualités nécessaires sont (en plus du reste) : un engagement sans limite, générosité et humilité… 

J.C.

© Ondine Bertrand/Cheeese