Scott Hendricks (Platon Kovaliov). © Bernd Uhlig

Rappelons brièvement le récit de Gogol écrit en 1832-33, plongeant droit dans le surréalisme du XXe siècle, adapté en opéra par un Chostakovitch âgé de 21 ans en 1927-28, et monté sans succès en 1930 avant de disparaître pendant trois décennies.

Le barbier Ivan Iakovlevitch trouve un nez dans un petit pain que vient de faire cuire sa femme Praskovia Ossipovna. Il sort pour essayer de s’en débarrasser, mais se fait coffrer par un sergent de ville. Un client du barbier, Platon Kovaliov, se réveille sans nez. Alors qu’il va en déclarer la perte, il aperçoit devant une cathédrale un homme en uniforme : c’est son nez (!), auquel il essaie vainement de parler… À la rédaction d’un journal, il veut passer une annonce qu’on lui refuse pour excès d’inconvenance. Mais la nouvelle de la disparition du Nez se répand dans la ville et la police monte la garde près d’une station de diligence : le Nez se sachant démasqué cherchera certainement à s’enfuir ! En effet, l’homme-nez vu dans la cathédrale accourt ; on croit le tenir mais on ne retrouve par terre qu’un nez, que le sergent de ville rapporte à Kovaliov, qui va vainement chercher à le recoller. Il se croit alors envoûté par une certaine Madame Podtotchine dont il avait refusé d’épouser la fille. Il s’ensuit un échange de correspondance absurde. Pendant ce temps, la ville est en effervescence, la rumeur faisant croire en la présence du nez en divers endroits. Et puis un jour, le nez retrouve sa place sur le visage de Kovaliov, tout heureux… Vous avez tout compris.

Enjambant les époques et les modes culturelles, offrant moult possibilités d’interprétations et de prolongements sociaux et psychanalytiques, l’histoire permet au metteur en scène Alex Ollé dans son texte de présentation de solliciter tout à la fois Freud, Kafka, Brecht, Boris Vian, George Orwell…

Monter Le Nez, c’est s’attaquer à un opéra qui requiert vingt-cinq chanteurs se partageant soixante-dix rôles, certains limités à quelques répliques, avec un orchestre qui brasse un nombre pléthorique d’instruments dont beaucoup sont solistes (tous les vents). En dehors de quelques inclusions de thèmes folkloriques et de présence de domras et balalaïkas, la partition est écrite dans un langage majoritairement atonal qui épuise toutes les difficultés de mise en place  –  éparpillement, registres extrêmes des voix, polyphonie avec toutes les superpositions, imbrications ou décalages imaginables, le tout impliquant un investissement professionnel et physique avec un travail en amont colossal. La performance au Théâtre de la Monnaie a été dans ce sens, on peut le dire, quasiment sans fausses notes – ou alors celles-ci ont disparu dans le tourbillon ! –  avec un orchestre de virtuoses sous la baguette électrisante de Gergely Madaras. Reprochera-t-on au chef quelques excès de décibels, à certains moments où une légère retenue aurait facilité la vie aux chanteurs ?

Mais le plateau de solistes n’a jamais failli et s’avéré à l’avenant de l’orchestre, du plus haut niveau, dans les rôles principaux comme dans les moindres interventions. Scott Hendricks est un Kovaliov magistral, un chanteur et comédien aux multiples registres de timbre et de jeu scénique, ne reculant pas devant certaines acrobaties risquées. En face, le ténor-altino d’Alexander Kravets réussit à merveille à ridiculiser le sergent de ville, représentant de l’autorité répressive, à travers son expressionnisme guttural et mimique, tandis que le ténor héroïque de Nicky Spence compose un Nez à la voix d’airain, maintenant sa distance hiérarchique. On insistera sur le mérite de la mise en place de la périlleuse fugue à huit voix des préposés aux petites annonces ! Chez les dames, le soprano Giselle Allen en Praskovia Ossipovna va sans rompre jusqu’aux limites inimaginables de ses vociférations. Une mention spéciale pour le contralto abyssal de Natascha Petrinsky, vieille dame noble (indiquée comme Countess dans la distribution) qui dicte ses dernières volontés ; on la retrouve en Madame Podtotchina.

Dans ce spectacle qui a pris le parti d’atteindre les limites dans toutes ses composantes, tout est allé dans le même sens, et la scénographie qu’on peut qualifier d’orgiaque et d’obsessionnelle assume une prise de risques qui n’évite pas toujours les dérapages et les excès. Obsessionnelle, elle l’est par un certain nombre d’effets récurrents, en premier lieu les multiples scènes ou suggestions sexuelles auxquelles le sujet, évidemment, tend la perche. Il y a quelques moments amusants, comme la religieuse aux fesses nues qui passe dans la scène de la cathédrale, ou les parallèles entre le nez et le phallus, avec les sergents de ville lors de la chasse au nez qui arborent ledit appendice sur le devant de leur pantalon... D’autres restent au niveau d’une paillardise assez quelconque : les galipettes de Praskovia Ossipovna avec son amant en présence de son mari, sous la couverture puis au-dehors, Kovaliov au réveil se masturbant sous son drap avec force grognements, ou son domestique Ivan se douchant nu sans que cela apparaisse comme une nécessité... Mais surtout, les scènes montrant des bureaucrates ou des fonctionnaires de police en sous-vêtements ont beau avoir tous les justificatifs dénonciateurs que l’on veut, mettant à nu des apparences de respectabilité sociale, elles n’évitent pas une vulgarité décevante. L’autre récurrence est la présence de la foule, point toujours prévue dans la didascalie : passants qui assistent au tabassage du barbier par les flics et groupe de SDF plantant leurs tentes au milieu d’un bois pendant l’entracte entre les cinquième et sixième tableaux (allusion un peu « téléphonée » à l’actualité !). Tout le spectacle est mu par une dynamique intense mais lourde, tant auditivement que visuellement, qui finit par devenir assez uniforme, que ne rattrapent que passagèrement quelques moments spirituels (les mère et fille Podtotchine dans un salon de coiffure), et qui ne rend aucunement plus explicite une histoire déjà rien moins que claire. C’est pour cela que ce Nez ne fera pas oublier celui de William Kentridge, qui avait réussi à être déjanté et déroutant tout en restant subtil et poétique.

A. L


Anton Rositskiy (Le valet de Kovaliov) et Scott Hendricks (Platon Kovaliov). © Bernd Uhlig