Juliana Zara (Bubikoff, un Soldat), Christel Loetzsch (Le Tambour), Johannes Chum (Harlekin, un Soldat), Adrian Eröd (L’Empereur Overall), Lars Woldt (Le Haut-parleur), Tareq Nazmi (La Mort), Orchestre de la Radio de Munich, dir. Patrick Hahn.
BR Klassik 900339. Distr. Outhere.
Jamais à court d’une monstruosité, les nazis avaient fait du camp de Teresienstadt (Terezin) une vitrine trompeuse destinée aux comités internationaux. Les juifs y vivaient « une bonne vie » et l’activité culturelle y était promue. Mais c’est à Auschwitz que la plupart finirent, comme Viktor Ullmann, le 16 octobre 1944, âgé de 46 ans. Au moins avait-il eu la capacité de « refuser la mort », deux ans durant, en composant en fonction des forces artistiques disponibles au camp, lieder, chœurs, musique de scène, sonates… 23 œuvres heureusement conservées, dont la plus dense est ce Kaiser von Atlantis composé sur un livret de Petr Kien et devenu parabole sur le destin devenu commun à tous ceux qui vivaient alors sous le joug d’un fou. Brève (52 min), destinée à un orchestre d’une quinzaine de solistes, l’œuvre est d’un humour caustique : l’Empereur Overall, caché dans son château, a décrété par le Haut-parleur la guerre totale – toute comparaison avec le Führer est bien entendu voulue – et l’œuvre, bien que répétée, ne fut de ce fait pas créée. Outrée, la Mort se met en grève, provoquant une situation inextricable. Plus personne ne peut être exécuté, plus aucun soldat ne peut en tuer un autre, plus personne n’a peur de mourir, et peut donc refuser les ordres. Et tout le monde, tel Arlequin, s’ennuie bientôt… Acculé, Overall finira par s’offrir au diktat de la Mort, exigeant qu’il soit le premier à subir la reprise de son activité. Le monde rentre alors dans l'ordre normal, le principe de vie et de mort revient à l’équilibre, la Faucheuse retrouve son rôle consolateur. La parodie du temps présent (et le nôtre n’en est pas si éloigné aujourd’hui à l’Est), est d'une rare puissance évocatrice, que chacun au camp pouvait comprendre. La musique n'en est nullement triste, mais au contraire vivifiante, variée, passant de l'horreur évoquée à la délicatesse amoureuse, des vertiges d'égoïsme aveugle à la sérénité de l'équilibre retrouvé. Les formes sont très variées, du mélodrame au grand air, avec accompagnement d'un orchestre de chambre vif et coloré. Ancré dans l'actualité créatrice de son temps, Ullmann, qui fut l’élève de Schönberg puis de Zemlinski, renvoie à Mahler (dont il cite la Cinquième Symphonie), à Busoni, avec l’esprit de son Turandot, aux Songs de Weill, au jazz... avec un lyrisme vocal incontestable et presque ravageur. Et se moque en citant l’hymne allemand d’alors, sur l’énumération des titres vains de l’Empereur. Pour conclure avec Bach et son Ein festes Burg ist unser Gott.
Par nature très ancré dans son contexte historique, Der Kaiser von Atlantis est devenu, au-delà de celui-ci, un des ouvrages du XXe siècle qu'il est aujourd’hui impossible de négliger. Redécouverte tardivement, enfin créée en 1975 à Amsterdam dans une version discutable, ressuscitée dans sa réalité en 1989 à Berlin, permettant de fait des choix entre plusieurs possibles, comme les deux versions de l’Air d’adieu de l’Empereur, l’œuvre s’est imposée peu à peu par devoir de mémoire autant que par la force propre de son univers aussi absurde que magnifiquement humain.
Cette quatrième version au disque, depuis le premier enregistrement par Lothar Zagrosek en 1994 (dans la série Entartete Musik de Decca), captée en concert au Prinzregententheater de Munich en 2021, ne s’efface en rien devant la référence initiale. À la différence de Zagrosek, somptueusement servi par le lyrisme du Gewandhaus de Leipzig et des solistes imposants comme Franz Mazura, Walter Berry, Herbert Lippert, Christiane Oelze et Iris Vermillion, le jeune Patrick Hahn, 25 ans et très inspiré, donne ici une unité de ton plus chambriste, plus poétique aussi, plus humaine, plus proche du cabaret grinçant que de l’opéra, mais sans rien perdre de la diversité formelle et stylistique de la composition. Il joue pour ce faire de la mise en valeur instrumentale individuelle – l’Orchestre de la Radio de Munich est magnifique, comme toujours – comme du choix de timbres vocaux plus théâtraux, moins grand opéra, mais tous vocalement parfaits. Adrian Eröd est un Overall magistral de présence inquiète, tandis que Tareq Nazmi est plus humain qu’on ne l’attend de son personnage. Lars Woldt a dans le timbre le sens d’une voix de radio, et son Haut-parleur percutant est réjouissant jusque dans son incongruité. Johannes Chum est un Arlequin délicat, chaleureux, désabusé, et un Soldat séduisant, solaire, face à la Bubikoff délicate de Juliana Zara. Christel Loetzsch, mezzo large, est un ample Tambour très expressif. Bref, c’est captivant.
Voici donc la deuxième version qui compte désormais. Seul bémol, pas de livret, et langues allemande et anglaise seules pour la présentation. Mais comme la version Decca qui en proposait un n’est plus guère accessible qu’en téléchargement…
Pierre Flinois