Yann Beuron (Laïos). ©️ Elisa Haberer/Opéra national de Paris
Ce jeudi 23 septembre 2021, Paris redécouvrait le chef-d’œuvre lyrique de Georges Enesco, Œdipe. Créée triomphalement en 1936 au Palais Garnier, l’œuvre est ensuite tombée dans un oubli presque centenaire et résolument inexplicable. Si le livret en vers d’Edmond Fleg fleure bon une langue surannée qui a pu limiter l’endurance de la pièce, la partition d’une profonde originalité aurait dû assurer la survie de l’œuvre.
Enesco y livre une vision de la tragédie antique où s’articulent équilibre classique, rusticité archaïque et puissance des destins. Le compositeur fait ainsi la part belle à un raffinement délicat et distancié, comme tenant l’émotion en respect, grâce notamment à un langage harmonique qui oscille entre modalités et leçons tirées de l’atonalisme viennois. Si Enesco s’inscrit dans la démarche française d’éloignement radical du postromantisme et du déchaînement symphonique qui a cours dans la sphère germanique, sa musique n’est cependant pas pure distanciation. Au contraire, le lyrisme y est permanent : le chant doit beaucoup à la déclamation debussyste, mais plus encore aux mélodies de son professeur Fauré où voix et piano ne forment qu’un bloc qui génère l’émotion. De même ici, l’émotion lyrique nait de la complémentarité entre l’orchestre et les voix. Puissant narrateur, celui-ci brille de mille couleurs raffinées et inouïes, car les bois archaïques d’Enesco ne sont pas les bois coloristes du Daphnis de Ravel. En effet, contrairement à beaucoup de ses contemporains, le compositeur roumain ne fait pas rimer mythologie avec monde pastoral et bucolique. Le tragique s’impose, cruel et implacable car Enesco sait aussi, avec mesure, déchaîner son orchestre et ses chœurs.
Pour tenir le défi que représente cette partition il faut absolument un chef au métier impeccable et un Œdipe sans faille. L’Opéra y pourvoit sans faute. Christopher Maltman livre une performance époustouflante : avec endurance il épouse toutes les facettes du personnage, du jeune homme en proie au doute fuyant Mérope et Polybos, au vieux sage aveugle qui trouve la paix sur les terres de Thésée, en passant par le puissant roi de Thèbes. Et tout cela dans un français parfait. Presque toujours présent sur scène il maintient constamment le fil de la tragédie sur le plateau. Côté fosse, Ingo Metzmacher fait le reste : on croit lire la partition par-dessus son épaule tant le résultat sonore est limpide et met en valeur l’originalité d’Enesco. Metzmacher dirige la symphonie qui accompagne l’opéra, et prend soin des chanteurs en prenant soin de la tragédie.
Le reste de la distribution est homogène dans l’excellence. Le Tirésias de Clive Bayley est terrifiant et sonore, et l’âge de la voix ne fait que rendre le personnage plus crédible. Brian Mulligan darde des aigus percutants pour un Créon où le roi perce sous le courtisan. Laurent Naouri (le Grand Prêtre) et Nicolas Cavallier (Phorbas/le Veilleur) font honneur au chant français, de même que Yann Beuron dans le court rôle de Laïos, veule comme il faut. À ses côtés, puis à ceux d’Œdipe, Ekaterina Gubanova est une Jocaste luxueuse tout comme Anne Sofie von Otter pour le bref rôle de Mérope. Vincent Ordonneau convainc en Berger touchant et si humain, tout comme Adrian Timpau est un Thésée de belle autorité qui s’apparie joliment avec l’Antigone cristalline d’Anne-Sophie Néher. Enfin, pivot de la tragédie, Clémentine Margaine est une Sphinge extraordinaire de furie démoniaque, personnage hallucinant de sensualité morbide.
Wajdi Mouawad dirige les chanteurs-acteurs dans l’astucieux et beau décor d’Emmanuel Clolus, rehaussé des lumières sculpturales d’Eric Champoux. Des panneaux mouvants, des statues qui s’ensanglantent, et un miroir d’eau figurant la forêt sacrée où Œdipe expire, créent un univers poétique que complètent les costumes d’Emmanuelle Thomas et les coiffures de Cécile Kretschmar, en faisant le choix de ne pas déterminer le lieu, ni le temps de l’action. C’est peut-être là le seul bémol de cette soirée : si l’on admire la proposition esthétique, on regrette que Mouawad ne prenne pas parti plus clairement, et ne livre pas d’interprétation claire de la tragédie d’Œdipe. Le prologue déclamé rajouté par le metteur en scène rappelle qu’Œdipe n’est qu’une victime de plus des crimes de son père, mais ne donne pas de clef de lecture spécifique pour la suite de la soirée.
Première nouvelle production de « l’ère Neef », il serait tentant de formuler – suivant l’exemple de Tirésias – une prédiction incantatoire pour la suite de son mandat. Nous n’en ferons rien, mais nous formulerons deux vœux : que le public parisien retrouve sa curiosité et le chemin de l’Opéra car la salle est désespérément vide, et que cette partition reste au répertoire et circule. Il est rare et précieux de découvrir de l’inouï centenaire.
Jules Cavalié
Christopher Maltman (Oedipe). ©️ Elisa Haberer/Opéra national de Paris