Lauren Snouffer (Gerda) et Helena Rasker (La Vieille Dame) © Klara Beck / Opéra national du Rhin

Création française à l’Opéra national du Rhin, dans le cadre du Festival Musica, d’un conte merveilleux inspiré d’Andersen, La Reine des neiges de Hans Abrahamsen, moins de deux ans après sa création mondiale à Copenhague. Premier acte véritable de la direction d’Alain Perroux à la tête de l’institution alsacienne, jusque-là consacrée à la gestion de la succession de la regrettée Eva Kleinitz, qui permet de découvrir une partition raffinée, superbement interprétée, délicieusement mise en scène, et qui convainc sans réserve.

Les contes sont nécessaires à notre enfance, à notre éducation, et les retrouver au long de l’existence est un bonheur aussi délicat que nécessaire. L’opéra, préférant longtemps la mythologie, a fini par les intégrer à son répertoire, et une époque fut même obnubilée par le genre, celle du Märchenoper allemand, dont le parangon demeure le merveilleux Hänsel et Gretel signé d’Engelbert Humperdinck, contemporain du Cendrillon de Massenet, autre perfection. Depuis cette époque référentielle, les contes se sont souvent effacés de la création lyrique, selon les modes et les sensibilités du moment, plus préoccupé souvent de discours plus réalistes. Ils ont laissé cependant ici où là quelques réussites s’inscrire au firmament lyrique (citons Le Rossignol de Stravinski, Candide de Bernstein, plus récents, Le Petit Prince de Levinas, Pinocchio de Boesmans, les Trois contes de Pesson…).
Le 13 octobre 2019 naissait à l’Opéra royal de Copenhague La Reine des neiges, inspiré à Hans Abrahamsen par le conte d’Andersen du même titre. Deux mois plus tard, elle était présentée à la Staatsoper de Munich, et l’Opéra national du Rhin (OnR) en offrait le 15 septembre, dans le cadre du Festival Musica, la création française. Un nouveau jalon s’est ainsi imposé, qui pourrait bien marquer l’époque.
À l’origine de l’opéra, la passion personnelle d’Abrahamsen pour la neige, dont témoigne son œuvre phare, Schnee, 10 canons pour 9 instruments, composée en 2006-2008, et dont Musica proposait le 18 septembre une superbe et fascinante exécution confiée à l’Ensemble Recherche. Ce qu’on peut considérer comme la matrice inconsciente de l’opéra à venir – à l’époque, le compositeur, pourtant sensible à la musique vocale, ne s’y aventurait pas – expose son art quasi ascétique mais irrésistible de développer, entre murmures à peine audibles et surexpositions franches, les lentes variations d’un thème, au travers des répétitions/évolutions de toute la gamme des possibles, et ce dans un retour assumé à la mélodie et à l’harmonie qui caractérise sa production.

Œuvre majeure dont le rapprochement à l’opéra d’aujourd’hui montre les liens organiques qui sous-tendent toute la création du compositeur, qu’elle soit purement orchestrale, ou désormais lyrique. Pour catalyser cette évolution, il fallut d’abord la rencontre de Hans Abrahamsen avec Barbara Hannigan, pour qui il écrivit en 2013 let me tell you, cycle de mélodies avec orchestre qui montre Ophélie s’effacer peu à peu dans un paysage sonore enneigé, et qui s’est rapidement imposé comme un chef-d’œuvre. L’impulsion était donnée pour réactiver le projet latent de cette Reine des neiges, à partir de l’un des contes les plus cruels d’Andersen, dont dès 2007, le compositeur avait couché sur le papier le schéma structurel. Sa lente maturation a permis d’offrir à l’oreille un tissu orchestral d’une incroyable transparence, et d’une luxuriance aussi délicate que complexe, tant on croit en permanence que cette écriture est simple, évidente presque, mais qu’on réalise automatiquement qu’elle s’avère diaboliquement complexe, et particulièrement difficile à mémoriser. L’exercice de style, parfaitement éblouissant, pourrait s’avérer stérile : il n’est en fait qu’un moyen – magique – pour créer le magnétisme d’un univers sonore qui captive en permanence, dans ses frémissements indicibles, mystérieux, comme dans les tutti d’une phalange imposante, par le nombre et la diversité instrumentale.

Comme pour Schnee, ou let me tell you, l’œuvre vous prend, l’air de rien, par sa discrétion, par son silence, comme la neige qui tombe, qui efface, qui étouffe, et vous séduit par ses paysages feutrés, assourdis, mais aussi ses tourbillons ou ses martellements de tempête, véritable envahissement de tout l’espace sensible. Se distille ainsi une poésie qui colle parfaitement à l’esprit de ce conte initiatique, fait pour séduire petits et grands. La partie vocale, parfaitement intelligible, très lyrique, n’en est pas moins d’une écriture complexe, en particulier pour le rôle de soprano colorature, en scène d’un bout à l’autre des 100 minutes que dure l’œuvre, les autres personnages, traités pour certains par association de rôles à un interprète (la contralto héritant de trois personnages, la basse, qui incarne la reine redoutable, de deux autres) ou plus épisodiques, étant tous admirablement caractérisés.
Entre références au Sprech-gesang ici, à la volubilité baroque là, apparitions d’airs au besoin et d’ensembles parfaitement construits, mais aussi liberté d’un durchkomponiert enlevé qui permet la narration efficace, il s’agit bien ici d’un vrai opéra vocal. Et comme chez Boesmans, d’une musique très personnelle, mais aussi cultivée, pleine de références, de clins d’œil, d’humour, comme ce renvoi à l’ouverture du Vaisseau fantôme déstructurée, mais immédiatement identifiable, qui fait la charpente de l’introduction tempétueuse du IIIacte, comme les cors qui dans l’épreuve évoquent aussitôt l’héroïsme wagnérien, comme la présence des leçons minimalistes dans l’écriture descriptive des flocons de neige.
C’est à un véritable parcours d’initiation qu’on est ici convié, comme dans La Flûte enchantée, mais réservé surtout à son héroïne, la petite Gerda, qui offre une leçon de courage et de persévérance dans un milieu hostile. Avec l’aide de nombreux personnages, humains, animaux, fleurs (évanescentes, mais inquiétantes, les Roses, délicieuses, les deux Corneilles), elle parviendra à surmonter les épreuves du froid et du temps, pour retrouver son ami Kay, frappé par les éclats d’un miroir magique qui rendent le monde, tel que l’impose la Reine des neiges en son univers glacé, laid et invivable. On peut alors traiter le conte avec le regard distancié de l’analyse, comme à Munich, où on le renvoyait à l’univers bien triste de l’hôpital. À l’OnR, le duo formé du metteur en scène James Bonas et de Grégoire Pont, le créateur des vidéos qui forment l’ensemble des décors de la production, a choisi de revenir au regard de l’enfance, au conte tel qu’on les créait autrefois, et cela fonctionne par empathie naturelle.

L’effectif requis pour l’orchestre (85 instrumentistes, avec force cuivres, six cors, percussions, xylophone, bois en nombre, deux harpes) a imposé, vu la taille réduite de la fosse de l’Opéra de Strasbourg, qu’on le place sur scène. C’est loin d’être un handicap, car le halo lumineux des pupitres au travers d’un tulle tendu et d’un premier rideau de minuscules chaines – aisément traversable par les personnages – sur lequel sont projetées les vidéos, crée un univers incertain, tout de transparences, qui s’accorde parfaitement à celles de la partition ; et si les projections blanches sont naturalistes, tempêtes et flocons sages, village, palais et forêt, serre de roses, mais aussi symboliques, le tout est noyé d’un noir profond accentuant la féérie des lieux ainsi créés. Les costumes, très élaborés, avec d’élégantes références à la Laponie, mais aussi au naturalisme animal, sont signés de Thibault Vancraenenbroeck, et délicieusement en situation, les éclairages de Christophe Chaupin cernent des personnages  parfaitement crédibles du fait d’une direction d’acteurs adaptée à leur physique, tels le géant longiligne et barbu qu’est la basse David Leigh, habillé de dentelles blanches, rendant ainsi plus atypique encore le personnage de la Reine volant à travers les airs, les corbeaux vêtus de noir plumage ébouriffé, ou les enfants jouant au décalque de Hänsel et Gretel avec maestria… Chaque interprète est admirablement choisi, du plus petit rôle (le Prince et la Princesse de Moritz Kallenberg et Floriane Derthe), aux oiseaux ludiques de Michael Smallwood et Théophile Alexandre, de la contralto Helena Rasker pour les rôles des dames protectrices à David Leigh qui en sus de la Reine compose un Renne amical et une Horloge chantante, comme chez Ravel, Rachael Wilson, souvent croisée à Munich, est un Kay brusque et charmeur tout à la foi, au timbre de mezzo généreux, et Lauren Snouffer est une délicieuse héroïne qui affronte sa partie plus qu’exigeante avec une maestria incontestable et une endurance tout aussi remarquable.
Quand aux chœurs et à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, ils montrent que la partition ne les effraye pas malgré sa complexité, grâce à un travail de fond réalisé par Robert Houssart, qui dirigeait déjà la création danoise, et joue des raffinements et des équilibres impalpables de la partition avec la poésie requise.

Bref, ce fut un réel enchantement, qu’il est encore possible de croiser à Mulhouse, les 1er et 3 octobre. Souhaitons seulement que cette petite merveille soit reprise rapidement, ou partagée avec d’autres théâtres qui feraient là œuvre de programmation heureuse.
 

Pierre Flinois

 

Mise en scène de James Bonas.© Klara Beck / Opéra National du Rhin