Jean-Christophe Lanièce (L’Homme), Chloé Briot (La Femme), Tomislav Lavoie (Le Médecin). © Stefan Brion

Salle comble à l’Opéra-Comique pour la reprise, pour quatre soirs, de L’Inondation, qui avait créé l’évènement à sa création dans la même salle voici trois ans et demi.

C’était en septembre 2019 et l’Opéra-Comique frappait un grand coup en réussissant, à un niveau d’excellence rare, une création mondiale témoignant d’un univers musical fort et personnel doublé d’une production captivante et d’une interprétation musicale apte à en rendre tous les aspects. Cela mit tout le monde d’accord : L’Inondation, partition magnifique signée par Francesco Filidei sur un livret adapté par Joël Pommerat d’une nouvelle de 1919 du même titre signée Evgueni Zamiatine, et dans une mise en scène captivante du même Pommerat, est une superbe réussite globale, loin de la mode du temps et des diktats des écoles. L’Inondation a une âme et cela seul compte.

Force première, un récit, une action, des personnages de chair et non des abstractions intellectuelles, qui permettent de construire une narration temporelle parfaitement lisible et dont la dimension dramatique porte en elle un arc tendu, que le compositeur a su faire sien au long des deux actes et des deux heures que dure son huis-clos. Drame familial, destructif, annihilant, façon Kata Kabanova, pour dire le mal-être grandissant d’un couple usé par le manque d’enfant, lui distant, silencieux, elle, éteinte, mais qui aux marges du désespoir et d’un imaginaire torturé par la jalousie, rencontrera la mort – celle de la rivale – et l’aveu terrifiant, mais libérateur après tant de silence, de désir refoulé, de souffrance, dont déborde la partition et dont l’inondation n’est que le symbole, comme le catalyseur.

Force tout aussi première, pour exprimer l’ennui qui sue, la raison qui flanche, les voisins qui vivent, le fleuve qui déborde, la nature qui s’impose… un orchestre magnifique de structure classique, mais où les percussions ont une part énorme pour peindre l’environnement industriel alentour, les à-coups psychologiques, les violences de l’action, face à un tapis de cordes, de bois et de vents luxuriant de subtilités, de textures mystérieuses, fluides, glissantes, infinies comme indéfinies souvent, qui peint aussi bien l’univers de l’eau qui envahira la scène, que celui de la vie normale dans un appartement parmi d’autres, de ce couple dans son in-tranquillité, son jeu de cache-cache avec le réel, ses incertitudes, ses refus de voir ou d’entendre. L’écriture, raffinée, parcourt toute la gamme des possibles, de la discrétion des touches à l’éclat des effets, en n’ignorant rien des usages de la modernité, jusqu’aux bruits parfaitement en situation (on n’est pas pour rien l’élève de Sciarrino, de Levinas) et plonge aussi ses racines dans les moires de Pelléas, qui s’impose plus encore dans une écriture vocale à la française servant formidablement le chant, dans son naturel comme dans sa conclusion hystérique.

L’Orchestre de chambre du Luxembourg emporté par la baguette de Leonhard Garms, précise, attachée à la montée de la densité de l’action, remplace le Philharmonique de Radio-France, dirigé à la création par Emilio Pomarico, sans rien perdre en densité, en étrangeté sonore et en dramatisme. Grace à eux, la machine sonore, précise, tendue, impressionniste et réaliste à la fois, fonctionne à plein.

Et si certains chanteurs de cette reprise n’étaient pas de la création, ils n’en montrent rien tant ils semblent intégrés au spectacle de Pommerat, repris par Valérie Nègre. Ainsi de Jean-Christophe Lanièce qui campe L’Homme avec une distance qui cache sa sensibilité blessée, ou de Victoire Bunel dont le beau mezzo incarne une Voisine présente et quasi maternelle. De même pour le Narrateur à la vocalité diaphane, au charme mystérieux, mais aussi très présent en Policier, interprété par Guilhem Terrail, ou de Tomislav Lavoie en Médecin un peu abrupt. Enguerrand de Hys reste un Voisin compatissant et Norma Nahoun la Jeune Fille orpheline et perturbante par qui le drame arrivera. Chloé Briot incarne à nouveau la Femme tourmentée de façon magistrale.

Eric Soyer a inscrit le drame dans le huis-clos d’un jeu de cases appartements dont les fenêtres voilées laissent à peine deviner le monde extérieur, avec un rez-de-chaussée qui, par le jeu de la vidéo, subira l’impressionnante montée de l’eau cataclysmique, où la mise en scène au scalpel de Joël Pommerat, au plus près du texte, fonctionne avec une acuité et aussi une empathie pour les personnages, qui ne sont pas pour rien dans l’impact visuel de l’œuvre.

Salle comble, public enthousiaste. Cette totale réussite sera à revoir, à Luxembourg, en mai prochain. Restera sinon la captation Arte de François Roussillon, toujours disponible sur le net.

Pierre Flinois


Chloé Briot (La Femme) et la Jeune Fille (Pauline Huriet). © Stefan Brion