Denys Pivnitskyi (Ernani). © Annemie Augustijns/OBV

Ce n’est sans doute pas un hasard si Ernani, cinquième opéra de Verdi, est si rarement monté. Le livret de Piave (son premier pour le compositeur), en condensant le drame de Victor Hugo, en a quelque peu affaibli la dramaturgie, le réduisant à une mosaïque de scènes certes puissantes comme Verdi les aimait mais dont la cohérence intrinsèque n’est pas toujours évidente. Pour cette nouvelle production de l’Opera Ballet Vlaanderen, Barbara Horáková Joly et la cheffe Julia Jones ont décidé d’un commun accord d’aller plus loin encore et en ont supprimé la quasi totalité des récitatifs, déléguant la continuité à un texte du poète Peter Verhelst dont le but est de révéler le substrat psychologique sur lequel repose le drame. Faut-il reconnaître dans le « personnage » inventé pour le porter, une sorte de conscience tourmentée du rôle-titre, quelque part entre surmoi et figure paternelle, ou un avatar du destin, qui ramène sans arrêt le héros à son drame existentiel, sa révolte et ses doutes, sa haine de lui-même et sa tentation du suicide ? Elle est évoquée dès la première scène où il se passe la corde au cou tandis qu’Elvira descend des cintres vêtue d’une robe de cordes. La mise en scène évidemment s’éloigne de toute littéralité, jouant souvent la carte de la dérision lorsqu’elle consent à « représenter », comme dans la scène du mariage d'Elvira où, parmi un chœur féminin porteur de ballons, le baryton vogue en soufflant de grosses bulles de savon ou ce duo du deuxième acte traité dans le registre de la scène de ménage dans le cadre trivial d’un deux pièces-cuisine dont Silva en sépare les deux cubes et les amants. Dans cette vision, Ernani ne se suicide pas ; il meurt des suites de la blessure que lui a infligée Don Carlos dans le combat singulier – magnifiquement réglé – qui les oppose au troisième acte, un épisode totalement inventé en lieu et place de la conjuration du livret qui concrétise le désir de vengeance d'Ernani. Si elle produit de belles images, soutenue par les projections vidéo de Tabea Rothfuchs évoquant le climat de guerre civile dans lequel baigne la pièce, et une scénographie spectaculaire, la mise en scène reste souvent un peu absconse et surtout les constantes ruptures qu’elle impose au développement de l’œuvre handicapent la cohérence musicale, obligeant souvent les chanteurs à démarrer à froid dans leurs airs.

La distribution qui réclamerait, à l’instar du Trouvère, les quatre plus grandes voix du monde ne répond que partiellement à ces exigences. Dans le rôle-titre, Vincenzo Costanzo paraît trop limité en extension dans l'aigu pour ce rôle spinto qui le met à rude épreuve et l'oblige à sombrer le centre de la voix, mais il le compense par un engagement total au plan scénique, au risque de gâter pour longtemps une voix que l'on devine faite pour les rôles lyriques. L'Elvira de Leah Gordon possède certes une voix charpentée mais ne dispose pas de la souplesse voulue pour les vocalises de son air d'entrée et ses aigus sont souvent très durs et donnés tout en force. Pourtant, les moments lyriques comme le duo du deuxième acte la montre capable de nuances. Le meilleur est à trouver du côté des voix graves avec l'imposant Silva d'Andreas Bauer Kanabas, particulièrement impressionnant dans le trio final où il exige la mort d'Ernani tandis qu'un cœur énorme se met à battre au centre du plateau. Mais la révélation est à n'en pas douter le baryton italien, Ernesto Petti, voix puissante et superbement timbrée qui, ajoutée à un physique avantageux, donne à son personnage une stature et une virilité qui tranchent avec la fragilité et la jeunesse d'Ernani. Ses deux airs, malgré un peu d'instabilité dans les cantabile, sont sans doute parmi les moments les plus authentiquement verdiens de la soirée. La direction vigoureuse de Julia Jones offre tout l'élan voulu à la partition, avec des chœurs de qualité et un orchestre impeccable, mais la production laisse au final l'impression assez frustrante d'avoir assisté à un fantôme d'opéra, même si au plan théâtral le spectacle est à sa façon plutôt captivant et ne manque pas de ressources pour surprendre le spectateur jusque dans ses excès.

Alfred Caron

© Annemie Augustijns/OBV