John Brancy (Franz Wolff-Metternich), Matthew Dalen (Hermann Göring), Damien Pass (Jacques Jaujard) et Allyson McHardy (Rose Valland). © Vivien Gaumand

Reportée deux fois en raison de la crise sanitaire, la création de La Beauté du monde constitue l'un des projets les plus ambitieux de l'histoire récente de l'Opéra de Montréal. Sur un livret en trois actes de Michel Marc Bouchard, figure essentielle de la dramaturgie québécoise depuis 35 ans, Julien Bilodeau a composé un ouvrage aux vastes proportions qui totalise près de deux heures trente de musique, fait appel à huit solistes et réclame deux chœurs, dont l'un prenant place dans la fosse. Très inspirant, le sujet évoque le sauvetage au cours de la Seconde Guerre mondiale des chefs-d'œuvre du Louvre et du musée du Jeu de Paume grâce à l'action conjuguée du directeur des Musées nationaux Jacques Jaujard et de la conservatrice Rose Valland. Gravitent autour d'eux plusieurs personnages historiques : Hermann Göring, Franz Wolff-Metternich (membre de la Wehrmacht qui défia les autorités nazies pour aider Jaujard dans son entreprise), la comédienne et résistante Jeanne Boitel ainsi que les marchands d'art Bruno Lohse et Alexandre Rosenberg. Si le thème sonne tristement actuel à l'heure où, comme le rappelle le livret, la ville de Marioupol s'est récemment ajoutée à la trop longue liste de sites détruits par l'absurdité de la guerre, il convient de se demander dans quelle mesure le livret possède une réelle puissance dramatique. Car en voulant donner des dimensions s'approchant du grand opéra français à sujet historique comme le XIXe siècle nous en a livré de célèbres exemples, Bouchard et Bilodeau ont omis d'entremêler à la fresque sociale un destin qui saurait susciter la sympathie. Bien qu'éminemment attachants et nobles dans leur farouche détermination, Jaujard et Valland n'existent que par leurs fonctions professionnelles. On compatit certes au regard désolé qu'ils jettent sur le pillage des collections, mais l'absence de conflits intimes les empêche d'atteindre au statut de grande figure d'opéra. L'attrait de Jaujard pour Jeanne Boitel (sa future épouse) est ainsi à peine esquissé dans la scène au cabaret. Quant à l'exécution odieuse d'Esther (assistante de Jaujard) et de son fils handicapé Jacob au deuxième acte, elle concerne des personnages trop secondaires pour insuffler le tonus suffisant à une action qui s'avère en somme quelque peu diluée. Situés au Louvre et au Jeu de Paume, les deux premiers actes auraient gagné à être fondus en un seul, tandis que le tableau du cabaret aurait pu être davantage développé, car il apporte un changement bienvenu d'atmosphère. Plus de concision dans les passages introspectifs (bien que souvent d'une belle poésie) des deux héros aurait de même évité des répétitions de mots ou d'expressions qui finissent par devenir lassantes.
 
Sur ce livret non exempt de longueurs, la partition de Julien Bilodeau flatte souvent l'oreille par sa fluidité, son orchestration délicate et le traitement des bois. Se situant, comme il le mentionne lui-même dans les notes de programme, dans la lignée de Benjamin Britten, il épouse étroitement le texte qu'il ne couvre jamais par l'orchestre, se permet quelques rares audaces harmoniques et accorde une importance capitale aux nombreuses pages réservées aux chœurs. Après un prologue envoûtant où le père d'Alexandre Rosenberg offre à son jeune fils le tableau Femme assise de Matisse (volé ultérieurement par les nazis et récupéré seulement en 2012), le discours musical se distingue par sa délicatesse, sa transparence et une relative uniformité de ton. Outre quelques interventions musicalement saisissantes des nazis, on souhaiterait davantage de passages comme la citation du Chant du départ, la superbe valse sarcastique associée à Göring ou la séduisante mais trop brève chanson de cabaret de Jeanne Boitel. À la tête de l'Orchestre Métropolitain et des chœurs de l'Opéra de Montréal, Jean-Marie Zeitouni fait bien ressortir les subtilités d'une écriture toujours parfaitement accessible et atteint à une réelle émotion dans l'apothéose finale.
 
La mise en scène sobre et efficace de Florent Siaud a d'abord pour cadre les deux musées parisiens, dont la scénographie est quasiment identique, à l'exception de la Victoire de Samothrace, présente seulement au premier acte. Vue de côté au sommet de l'escalier Daru, la masse imposante de la statue donne lieu à de magnifiques éclairages permettant d'admirer la splendeur de ses formes. Le cabaret se limite à quelques tables, lampes et un grand rideau rouge, tandis que le tableau final laisse voir un espace central ouvert sur l'infini, symbole de libération et de préservation de la beauté du monde. Parmi les moments les plus réussis de la soirée, on remarque le prologue, où douze choristes alignées personnifient la fameuse Femme assise de Matisse et l'autodafé des toiles appartenant à l'art « dégénéré », suggéré par le rougeoiement tourmenté que laissent voir les fenêtres du Jeu de Paume. Quelques incidents trahissent un nombre insuffisant de répétitions, comme la réapparition incongrue de la Victoire de Samothrace au Jeu de Paume ou la gêne occasionnée pendant la chanson de Jeanne Boitel par l'arrivée prématurée côté jardin d'un gigantesque élément de décor associé à la menace nazie.
 
En Jaujard, le baryton-basse franco-australien Damien Pass semble chercher ses marques au début du premier acte, puis se ressaisit et confère une belle assurance vocale à son héros. Sur le plan dramatique, il cède le pas à Allyson McHardy, Rose Valland énergique et courageuse, dont le riche timbre de mezzo est toutefois entaché par une émission inégale et une justesse par moments approximative. En dépit d'un vibrato envahissant et certaines stridences, France Bellemare campe pour sa part une Esther touchante dans son amour maternel pour le Jacob vulnérable du comédien Émile Schneider. La palme du beau chant revient sans conteste à John Brancy, tout simplement admirable en Franz Wolff-Metternich qui n'hésite pas à contrevenir aux ordres pour limiter les dégâts du pillage nazi. Il s'oppose brillamment au Göring décadent à souhait de Matthew Dalen et à l'infect Bruno Lohse d'Isaiah Bell. Outre la Jeanne Boitel sensuelle de Layla Claire, la distribution comprend l'Alexandre Rosenberg de Rocco Rupolo, qui ne compense malheureusement pas par son jeu convaincant les insuffisances de son chant. Au sortir de cette représentation qui laisse une impression partagée, souhaitons que le tandem Bouchard-Bilodeau parvienne à plus de concision et à une émotion plus tangible dans leur prochaine création annoncée pour 2024, Christine, la reine-garçon.

Louis Bilodeau


Damien Pass (Jacques Jaujard). © Vivien Gaumand