Pablo Bemsch (Nourreddin). © Clive Barda

Créé en 1862 salle Favart, Lalla-Roukh a connu un immense succès dans la seconde moitié du XIXe siècle, atteignant ainsi cent représentations dans les douze mois qui suivirent sa création, et près de quatre cents à la fin du siècle. Opéra-comique en deux actes racontant les amours de la princesse Lalla-Roukh, destinée à épouser le roi de Samarcande, mais tombée amoureuse du ménestrel Nourreddin, avec lequel elle projette de s’enfuir après avoir tout avoué au roi en lui réclamant sa liberté, quitte à y perdre la vie. Prête à implorer le souverain, elle s’aperçoit qu’il s’agit en réalité de Nourreddin, qui voulait être aimé pour lui-même et non pour sa charge, ce qui entraîne la conclusion de l’opéra dans la réjouissance générale.

Des aventures saint-simoniennes de David en Orient, il ne reste pas grand-chose musicalement. Contrairement au Désert, David n’intègre pas d’éléments de musique orientale, et suggère le lointain, les pays des contes, au moyen d’une orchestration extrêmement raffinée et d’un discours musical qui, dans des numéros clos ou des scènes plus étendues, privilégie une continuité pleine d’une douce sensualité à des envolées dramatiques épiques. On demeure en effet dans le registre de l’opéra-comique français où prévaut une certaine contenance, en accord ici avec l’ambiance nocturne qui baigne la plupart de l’acte I, ou la solitude et la solennité du palais à l’acte II. L’écriture vocale se situe à la confluence de plusieurs styles : tout d’abord un net héritage bel cantiste, notamment dans l’air syllabique de Baskir (le ministre en charge de conduire Lalla-Roukh auprès du roi de Samarcande son maître qu’il n’a encore jamais rencontré – pratique !), « De près ou de loin », ou encore dans le superbe quatuor du premier acte. On retrouve des airs à la française, où l’on perçoit la filiation avec la tradition de la tragédie lyrique, ainsi la mélodie de Lalla-Roukh (première prise de parole soliste de l’opéra) n’est pas sans évoquer les récits gluckistes par son ambitus réduit et l’intelligibilité recherchée. On trouve aussi des romances (le genre populaire par excellence au XIXe siècle en France) et un lyrisme à la française – articulé et sensible – qui évoque tout simplement la création musicale du Second Empire (on pense bien souvent à Gounod). On découvre ainsi une partition dont le langage n’a rien de novateur, mais dont le style fait preuve d’une certaine personnalité : souplesse mélodique, précision de l’orchestration, absence d’emphase… en outre, on ne dénote aucun temps mort, pas un seul morceau n’est ennuyeux et les épisodes comiques sont traités avec autant de soin que les effusions amoureuses. En bref, on comprend sans peine pourquoi Lalla-Roukh eut tant de succès à sa création et le mystère de sa disgrâce s’est épaissi à son écoute.

Pour bien rendre compte de ces soirées (et matinées) wexfordiennes, nous distillerons, au fur et à mesure de ces comptes rendus, quelques éléments sur ce contexte lyrique original et éloigné des événements continentaux – et particulièrement parisiens – que nous rapportons régulièrement ici. Avant d’être un festival d’opéra, Wexford accueillit en 1950 en son théâtre une écoute de disque commentée par Sir Compton Mackenzie du très sérieux Gramophone britannique. Celui-ci suggéra aux lyricomanes enthousiastes qui l’avaient invité de produire un opéra dans ce théâtre, plutôt que de faire des écoutes commentées. Relevant le défi, bénévoles, pouvoirs publics et mécènes organisèrent dès 1951 une première représentation. Depuis, le festival s’est fait une spécialité de présenter des raretés presque jamais jouées ailleurs. Et le pari est payant, la salle est pleine, réunissant ainsi un public prêt à être surpris tant par des titres inconnus (on annonce déjà L’Aube rouge de Camille Erlanger pour l’an prochain) que par des artistes dont les noms ne sont pas encore de ceux qui transportent les foules à leur simple mention.

Le spectacle présenté souligne la dimension merveilleuse du livret. L’opéra est vu à travers les yeux d’un clochard qui installe son caddie en face du salon de thé de Miss Leila O’Rourke. En faisant les poubelles, il trouve un livre qui raconte l’histoire de la princesse Lalla-Roukh, c’est donc sa vision parfois loufoque qui se déroule devant nos yeux. Dès lors, pas de cohérence d’époque ni de transition hasardeuse, mais un assemblage réjouissant d’éléments disparates (à l’image des objets qu’il collecte dans les poubelles) mis en scène avec une précision chorégraphique. Gestes et déplacements, expressions et actions des chanteurs sont réglés au cordeau. Orpha Phelan ne délivre pas de discours, mais grâce à cet ensemble hétéroclite qui évite l’orientalisme de carte postale, elle évite toute lourdeur et permet un spectacle sans temps mort et rafraîchissant. En outre, le personnage du clochard est aussi celui du narrateur. En effet, les dialogues en français un peu longs auraient posé plus d’un problème de prononciation aux artistes où l’on ne compte qu’une seule française, pour un résultat sans doute limité auprès du public. Ils ont été remplacés par un récit plus concis, modernisé, comportant quelques clins d’œil (qui nous ont échappé, mais pas leur effet sur le public), et surtout en vers, superbement déclamés par Lorcan Cranitch.

Disons-le d’entrée de jeu, la part musicale de cette représentation n’est pas sans scories : menus décalages dans l’orchestre, quelques traits virtuoses éprouvent les limites des cordes, et le son des bois est parfois un peu dur, mais l’implication totale des protagonistes, l’énergie et le soin accordés aux dynamiques et aux couleurs permettent d’entendre par-delà les approximations. Ainsi, la direction de Steven White s’avère théâtrale sans jamais être tonitruante et le chef réalise un beau travail d’accompagnement des chanteurs. C’est à la soprano française Gabrielle Philiponet que revient le rôle-titre. Elle déploie un chant stylé, riche de couleurs diverses et fait preuve d’une très grande sensibilité. Son air au début de deuxième acte « Nuit d’amour » est un splendide moment de chant et fait oublier un vibrato qui, dans l’aigu, semble plus contingent que maîtrisé. Le Nourreddin du ténor Pablo Bemsch complète ce couple. La voix n’est pas très riche et manque de séductions, mais il fait preuve d’une maîtrise complète de son instrument, or le rôle propose quelques difficultés techniques (c’est un lointain cousin du comte Ory), que le ténor surmonte facilement. Outre la question technique, Bemsch fait preuve d’un sens musical très fin, qu’on apprécie tant dans le lyrisme, que la vaillance ou encore dans son duo comique avec Baskir. Ce dernier est interprété par Ben McAteer, plus à l’aise dans le legato que dans le chant syllabique, il assure dans le rôle du ministre. Enfin, Niamh O’Sullivan (Mirza) séduit par l’ampleur de sa voix, la chaleur de son timbre et la puissance de ses graves. Emyr Wyn Jones (Bakbara) et Thomas D. Hopkinson (Kaboul) complètent sans dépareiller cette équipe de bonne tenue.

Malgré les défauts et quelques faiblesses, on ne peut qu’admirer l’énergie et la bonne volonté réunies pour rendre justice à la magnifique partition de Félicien David.

Jules Cavalié


Niamh O'Sullivan (Mirza) et Gabrielle Philiponet (Lalla-Roukh). © Clive Barda