Anna Goryachova (Roméo) et Jean Teitgen (Capellio). © Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

Les Capulet et les Montaigu ne s’inspire pas du chef d’œuvre de Shakespeare, mais des sources littéraires italiennes qui fleurirent dans le sillage des querelles entre Guelfes et Gibelins. Concentré sur l’histoire entre Roméo et Juliette, la partition semble droit sortie du XVIIe siècle et acclimatée au langage du romantisme italien du début du XXe siècle. Les affects sont étoffés de sentiments et les figuralismes et figures de rhétoriques augmentés d’une virtuosité renouvelée. Il en résulte une musique qui met d’abord le chant en valeur – d’où son nom de bel canto – et donne à l’orchestre, selon le projet avoué de Bellini, le rôle d’une « grande guitare » qui accompagnerait le chant d’une sérénade.

Pourtant c’est d’abord l’orchestre qui retient l’attention. Dès les premières mesures, la cheffe Speranza Scappucci affirme un souci théâtral et démontre sa maîtrise de l’orchestre. Le tout est rigoureusement tenu, les tempos vifs alimentent une urgence dramatique et se détendent pour laisser chanter les bois. L’ensemble de la soirée bénéficie largement de cette présence au pupitre car en plus de diriger l’orchestre, Speranza Scappucci est attentive aux chanteurs et sait aussi les diriger, révélant combien la « guitare » bellinienne est en réalité trompeuse, car il s’agit ici autant de de respecter les choix des interprètes que de les guider pour préserver une dynamique dramaturgique commune. Le bel canto repose certes sur la splendeur vocale et la mise en avant des voix, mais la cohérence des affects et les effets que doivent produire les figures musicales ne sont jamais mieux réalisés que lorsqu’ils sont harmonisés et animés d’un même souffle.

Ruth Iniesta remplace Julie Fuchs souffrante dans le rôle de Juliette. Elle aborde le rôle avec une solidité technique qui lui permet de tout assurer et de gratifier le public de quelques aigus pianissimos. Le chant est bien mené et vocalement satisfaisant à défaut de soulever des spasmes d’émotions. Pour cela, il faut écouter le Roméo d’Anna Goryachova. Les moyens sont séduisants : homogénéité du timbre, ampleur de la projection, habile conduite du phrasé et vocalisation soignée, la mezzo peut en outre se prévaloir d’un beau timbre corsé. Elle incarne un personnage juvénile, touchant dans ses effusions amoureuses et son désespoir final. Autour du couple central, gravitent des seconds rôles de grande tenue, à commencer par le Capellio d’airain de Jean Teitgen : il défend sa ligne avec âpreté, comme le personnage défend son clan. Francesco Demuro est un Tebaldo idiomatique, avec ses élans appuyés, son timbre claironnant insolemment projeté et joue admirablement bien le personnage orgueilleux et détestable. Enfin, Krzysztof Bączyk s’acquitte honorablement de Lorenzo.

Un mouvement social d’une partie du personnel technique de l’Opéra en lutte contre la réforme des retraites à venir, prive le spectateur des changements de décors. Mais est-ce bien une perte ? Si les chanteurs semblent parfois livrés à eux-mêmes et les lumières ne sont jamais modulées, la soirée bénéficie du caractère « au pied levé » de la représentation : il semble régner sur le plateau une envie commune de faire de la musique malgré les conditions inhabituelles. S’ajoutant aux qualités des interprètes, cet état prédispose le critique (et néanmoins spectateur) à passer une bonne soirée, sans fulgurance, mais pas sans intérêt. 

Jules Cavalié


À lire : notre édition des Capulet et des Montaigus/L'Avant-Scène Opéra n° 122


© Emilie Brouchon/Opéra national de Paris