© Matthias Baus

À Bruxelles, La Monnaie reprend Les Huguenots de Meyerbeer dans la production événement de 2011, signée du tandem Olivier Py et Pierre-André Weitz, qui avait marqué l’époque par sa splendeur scénique autant que par ses qualités musicales. Retour sur une reprise aussi heureuse que bienvenue.

Bis reperita placent, parfois. Cet après-midi, à La Monnaie, au fil des cinq heures de la représentation des Huguenots, c’est assurément le cas. Rappelons que voici 11 ans, en ramenant le chef-d’œuvre de Meyerbeer sur la scène du TRM, Peter de Caluwe avait frappé très fort. Saluée unanimement, cette merveille aura attendu bien trop longtemps pour reparaître en scène. C’est qu'elle n’avait pas trouvé d’autre maison prête à en montrer les splendeurs, hors l’ONR à Strasbourg, alors coproducteur. Ce retour est donc une fête et justifie cette dimension d’inscription au répertoire que permet parfois la stagione, dont on espère qu’elle ne s’arrêtera pas là. On regrettera seulement qu’une telle réussite ne soit pas devenue entretemps un bien francophone national, partagé régulièrement par toutes les scènes qui pourraient/devraient la pérenniser, même si son coût d’exploitation reste sans doute la pierre d’achoppement majeure à pareil souhait. Et l’on se retrouve ainsi à pérégriner une fois encore de Paris à Bruxelles comme au bon vieux temps où La Monnaie en remontrait à l’Opéra de Paris en le précédant en matière de créations françaises ou wagnériennes à la fin du XIXème siècle (ce qui serait fort plaisant s’il ne fallait trop souvent se coltiner les coûts et les errements du Thalys…)

De fait, à se confronter à cette production devenue aussi légendaire par son renom que par son absence, et qui n’a pas pris une ride, on se dit en permanence : quel formidable spectacle ! Le plus éblouissant reste la machine décor de Pierre-André Weitz, réussite exceptionnelle qui fascine autant par sa beauté propre que par sa capacité aux transformations permanentes et quasi instantanées : une haute façade stylisée, faite de huit panneaux mobiles, à la verticalité marquée, pris entre deux tours latérales fixes, dont les références architecturales sont celles de la Renaissance, avec de hautes portes-fenêtres et fenêtres à croisillons, encadrements et frontons, réinterprétées par la modernité de dessin et de matière d’un revêtement façon laiton, que les éclairages très travaillés de Bertrand Killy feront resplendir d’or ou suer de pénombre crasseuse. Derrière ce premier plan qui s’ouvre à volonté, un jeu d’escaliers fragmentables et de passerelles portant un second plan de façades tout aussi mobiles, qui dessineront ici le labyrinthe d’un Palais, là une sombre ruelle ou les vestiges d’un énorme escalier, soulignés en fonction de l’action musicale par des fonds abstraits ou très concrets (la lune), pour mettre en valeur le romantisme des duos.

Dans cette densité scénique d’exception, Olivier Py et Daniel Izzo, qui reprend sa mise en scène, se font fort de jouer un théâtre de film noir, d’une intensité bouillonnante : les costumes marient le noir contemporain des complets cravates avec bottes lustrées, ou celui de la Reine Catherine, omniprésente en ses tenues de veuve Renaissance, le métal brillant des cuirasses et l’or des robes de cour. La direction d’acteurs montre une maîtrise parfaite des masses chorales, des ensembles impressionnants (et qu’il y en a dans Les Huguenots), des moments solistes habités. Bref, on retrouve là le meilleur du metteur en scène avant qu’il ne se mette à recycler à foison les composantes éclatées de ses productions, comme trop souvent depuis cette époque fascinante de son travail. Bref, le spectacle marche à plein d’images mémorables et d’actions formidables, et c’est parfait pour l’esprit « grand opéra à la française » dont l’œuvre de Meyerbeer est l’un des aboutissements historiques.

On ne retrouve pas le même impact dans la direction plus que consciencieuse, mais sans grande inspiration d’Evelino Pidò. Certes, tout est parfaitement en place, l’orchestre se défonce sans marquer de fatigue, le soutien aux chanteurs est efficace. Mais cette baguette ne sait pas animer les longueurs – il y en a – comme le faisait encore récemment Marc Minkowski à Genève, en retrouvant toute la logique constructive de la partition. D’où l’impression de grands moments qui fonctionnent entre deux plages trop étales, mais pas d’un arc tendu d’un bout à l’autre de l’œuvre. Et c’est là la relative faiblesse de cette reprise.

Les solistes, tous de très haut niveau, ont aussi leur part personnelle à ce jeu de valeurs dramatiques à l’œuvre. Au premier rang, la Valentine de Karine Deshayes est exceptionnelle. Par l’adéquation de son instrument au rôle, qu’elle domine avec une aisance absolue, d’un grave magnifiquement timbré, à un aigu d’une élégance rare ; partout le jeu des nuances des couleurs, des subtilités s’impose magistralement, sans aucun maniérisme, défaut trop répandu dans l’interprétation internationale du rôle. L’incarnation en est d’autant plus crédible. Lenneke Ruiten n’a pas le même impact émotionnel, vu le caractère autrement superficiel de Marguerite de Valois, mais si sa virtuosité maintes fois vérifiée, n’est pas en cause, non plus que son timbre jeune, léger, aérien, mais parfois un peu durci dans l’aigu, elle ne possède pas – encore ? – l’ampleur et le côté supérieur, royal du personnage, qui fait aussi son identité vocale au-delà même de sa virtuosité, dont elle accentue surtout l’artifice plus que la possible incarnation.

Face à elles, Enea Scala offre son physique d’exception, sa certitude de séducteur un rien carnassier, mais aussi son côté athlète vocal, avec ses aigus poussés toujours en force, son peu de nuances ailleurs, dans les airs et duos, son personnage trop univoque. Irritant, quand on espère plus subtil pour caractériser Raoul qui n’est pas qu’un bellâtre chantant. Mais quand il s’impose des nuances, des retenues, ses qualités de phrasé, de français, d’investissement même peuvent faire merveille, comme dans le divin duo du quatrième acte qui fonctionne à son plein d’émotion et de ravissement.

Nicolas Cavalier est un Saint-Bris sombre et parfait, comme Vittorio Prato, Nevers d’une présence forte et d’une intensité vocale assurée. Alexander Vinogradov, au français un peu fruste, n’en est pas moins un Marcel de grand ton, même si les abysses du grave lui font quand même défaut.

Ambroisine Bré n’a pas toutes les notes de son Urbain, en particulier pour le Rondeau, mais elle compose un délicieux personnage mutin. Quant à la cohorte des seconds rôles masculins particulièrement présente, elle est ici remarquablement distribuée. Il faut ainsi saluer Yoann Dubruque (De Retz), Pierre Derhet (Cossé), Valentin Thill (Tavannes), Patrick Bolleire (Thoré), Jean-Luc Ballestra (Méru), Luca Dall’Amico (Maurevert), Maxime Melnik (Bois-Rosé), tous pleins de relief, tous parfaits, comme les courtes interventions féminines annexes. Dommage finalement que les chœurs se soient montrés, eux, parfois incertains.

Mais incontestablement, ces Huguenots d’exception restent globalement la meilleure production de l’œuvre qu’on ait pu croiser depuis une décennie, ce que ni celle de l’Opéra Bastille, ni celle du Grand Théâtre de Genève, avec des mérites autres, n’ont pu réussir à faire. On pose donc, faisant fi des contingences matérielles évoquées plus haut, la question dérangeante : à quand une nouvelle reprise ?

Pierre Flinois

© Matthias Baus