Christian Van Horn (Méphistophélès) et Benjamin Bernheim (Faust). © Charles Duprat/Opéra national de Paris

La légende faustienne débute par une fiction épistémologique : la connaissance acquise par le docteur Faust l’a conduit au néant. Stérile et vaine, la science a muré le personnage dans l’isolement et une vie sans consolation, « je ne sais rien » s’exclame-t-il dans son monologue inaugural. Dès lors, un changement de méthode s’impose : avec Dieu le pacte pour la connaissance scientifique, avec Satan la connaissance sensuelle du monde.

Tobias Kratzer propose une lecture fidèle du mythe, Faust est un septuagénaire très aisé, pour qui la sensualité du monde n’est pas inconnue : à la fin de l’ouverture, une prostituée réclame son dû, refusant les gestes de tendresse de son client, à chaque plaisir une transaction sans âme. Faust troque ce système contre une transaction unique censée résoudre l’équation. Kratzer propose ainsi un personnage nostalgique, un homme de notre temps, vieux mais en pleine forme et cédant aux sirènes du jeunisme. La mise en scène conduit donc le spectateur dans les lieux de la jeunesse contemporaine : un terrain de sport ou une boîte de nuit, ou dans les lieux interlopes de Paris, chez les marchands de fantasme du boulevard de Clichy. Le metteur en scène réduit la part du fantastique, sans s’en départir totalement : Méphisto est un bonimenteur aux allures mafieuses dans un costume intégralement noir, accompagné d’une troupe de sbires – des mimes qui réalisent l’ensemble des événements magiques en conservant une subtile incertitude sur leur réalité aux yeux des personnages. D’ailleurs, Faust a-t-il vraiment rajeuni ? En faisant réapparaître régulièrement le vieux Faust, Kratzer suggère délicatement que l’ensemble de l’opéra n’est qu’un fantasme jeuniste, le docteur, à la merci de Méphisto, est manipulé pour servir les intérêts du diable en échange d’un leurre, et voit même Marguerite lui échapper, puisqu’elle se donne finalement à Méphisto. Enfin, alors que Faust apparaît âgé et dépouillé, la rédemption de Marguerite se produit par l’intermédiaire de Siebel : véritable jeune homme qui, malgré son âge, ne recule pas devant les responsabilités et ne poursuit pas de quête de l’excès. Strict opposé de l’idéal méphistophélique, il se sacrifie pour sauver Marguerite, au diapason avec la musique de Gounod qui célèbre dans ses dernières pages la résurrection du Christ.

Ce propos est mené avec pertinence et profondeur grâce à une direction d’acteurs convaincante avec laquelle les gestes sonnent juste. Outre le réalisme et la densité psychologique ainsi prêtée aux personnages, cela produit de belles scènes harmonieuses qu’on aurait souhaité plus nombreuses en limitant les effets vidéo. En effet, en projetant sur un tulle tendu devant la scène une vidéo des chanteurs filmés en direct, on perd la dimension scénique pour n’assister qu’à des moments de cinéma chanté, l’image dévorant la scène. Autre effet pervers, la taille immense des images donne l’impression que le son projeté des chanteurs est trop petit (alors qu’aucun des interprètes n’a de problème de volume sonore !!), en décalage avec ce qui est observé.

Si la mise en scène est stimulante, la distribution est l’atout-maître de cette production. Benjamin Bernheim est le Faust idéal : son personnage a vécu, et l’interprète ne l’oublie pas. Il en résulte un Faust sensible et parfois hagard face à ce que Méphisto exige de lui. Vocalement, c’est une splendeur : le « je t’aime » prononcé après la première rencontre avec Marguerite est un parfait exemple de style où le ténor enfle le son puis le fait disparaître avec une maîtrise incroyable. Au rang de la perfection technique, on pourrait aussi disserter longtemps sur les couleurs incroyables qu’il obtient en modulant une voix mixte sans couture apparente. La Marguerite d’Angel Blue répond à son Faust à égalité. Le timbre charnu et opulent, la voix ample et puissante, la soprano propose néanmoins un personnage varié, rêveuse dans la chanson du roi de Thulé, ou terrifiée dans « Il ne revient pas » à l’acte IV. Christian Van Horn est un Méphisto au timbre soyeux, sachant devenir ogresque lorsqu’il le faut, et cultivant un chic nonchalant. On admire le développement de la voix de Florian Sempey qui ne cesse de se charger du plus beau bronze et qu’il met au service d’un Valentin viril. Emily D'Angelo campe un très beau Siebel, avec des moyens vocaux généreux dont on admire l’homogénéité. Enfin Sylvie Brunet-Grupposo est une Dame Marthe de luxe, au bénéfice du quatuor de l’acte III, et le Wagner de Guilhem Worms complète idéalement ce casting de très haut niveau.

En fosse, Thomas Hengelbrock conduit les forces de l’Opéra de Paris avec soin en tirant de l’orchestre des couleurs variées, et en maintenant toujours le fil de la narration sans jamais perdre l’attention du spectateur.

 Jules Cavalié


Christian Van Horn (Méphistophélès). © Charles Duprat/Opéra national de Paris