© Magali Dougados

Turandot n’est ni un point de rupture, ni un aboutissement dans l’œuvre de Puccini. C’est un chef-d’œuvre de plus, où le compositeur toscan reprend les mêmes principes de composition qu’il a suivis toute sa carrière durant : acclimater à l’opéra italien les styles musicaux en vogue dans le monde, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du champ de la musique savante. Il en résulte un style d’une profonde variété qui demeure pourtant très unitaire. Luxuriant serait le mot, s’il ne s’appliquait pas déjà à un certain répertoire germanique du XVIIe siècle. De ce point de vue, Turandot ne fait que démontrer – s’il était nécessaire – la puissante qualité d’écoute du compositeur, une exigence maintenue toute sa vie durant, en intégrant la modernité musicale triomphante des années 1920.

La production présentée par le Grand Théâtre de Genève s’inscrit singulièrement dans cette démarche moderniste. Tout d’abord en confiant la direction musicale à Antonino Fogliani, spécialiste du répertoire lyrique italien, qui a proposé à la direction du théâtre de faire jouer la complétion composée par Luciano Berio en 2002 plutôt que la traditionnelle version d’Alfano. Choix éminemment pertinent au regard de la dramaturgie, qui donne une crédibilité au revirement amoureux de la « princesse de glace », et musicalement nettement plus proche du reste de l’œuvre s’achevant désormais dans une évaporation musicale mystérieuse et énigmatique qui évoque l’attente du début (« Popolo di Pekino ! »). Outre cette décision philologique avisée, Fogliani mène le drame avec rigueur et splendeur. Précision des tempos, efficacité rythmique, le chef narre le conte sans complaisance, tout en laissant la place aux pupitres solistes de chanter et d’être prodigues en langueurs instrumentales. Sur le plateau, Daniel Kramer revient à l’essentiel du livret : une histoire où la coopération amoureuse se substitue au rapport de force et de domination sexuelle, dans un ailleurs lointain (peu importe qu’il soit Chine ou futur fantasmé). Dès lors, Kramer propose une authentique lecture de l’œuvre : le royaume de Turandot est d’abord une utopie politique fondée sur la domination sexuelle, où les prétendants ne sont pas décapités mais émasculés. On s’aperçoit ainsi que les ministres de la princesse ont été ses prétendants.

La mise en œuvre scénique réussit à surmonter les écueils qu’une telle vision pourrait laisser craindre, les castrations étant soit poétisées, soit assumées dans un geste d’exagération. Le metteur en scène, épaulé par le collectif teamLab, qui réunit ingénieurs, architectes, artistes lumières, mathématiciens… propose un univers futuriste kitsch et post-moderne, à grand renfort de lasers qui interviennent ponctuellement pour augmenter spectaculairement le décor. Les références picturales classiques – le Prince de Perse apparaît comme un nouvel avatar de Saint-Sébastien et certaines projections en fond de scène évoquent la grande vague d’Hokusai – se superposent à des univers contemporains, comme ces grappes fleuries qui pendent à l’entrejambe des messieurs évoquant le travail des artistes Pierre et Gilles, ou les cuirasses des gardes féminins rappelant Star Wars. Cet univers cohérent permet de suivre le drame sans difficulté grâce à une direction d’acteurs efficace : la palme revenant sans doute au traitement des trois ministres, entre sadisme et affèterie, à la fois moines austères gardiens de l’ordre et pimps exubérants.

Vocalement, l’impression est contrastée. Le couple Calaf/Turandot ne répond pas aux exigences énormes de ces deux rôles. Teodor Ilincăi montre ses limites un peu rapidement, Ingela Brimberg n’a pas toutes les notes du rôle dans le grave et son italien manque de clarté. Pourtant, le premier fait preuve d’un sens musical certain, et la seconde d’un bel investissement auquel on demeure sensible en dépit des défauts. Francesca Dotto est une Liù idiomatique et soignée, mais un peu en retrait. Le trio des ministres est inégal. Si Simone del Savio (Ping) et Julien Henric (Pong) sont truculents, Sam Furness (Pang) est à la peine. Liang Li est un honorable Timur et il est toujours émouvant de voir en scène un immense chanteur comme Chris Merritt camper Altoum.

Jules Cavalié


Ingela Brimberg (Turandot) et Teodor Ilincai (Calaf). © Magali Dougados