© Vincent Pontet

Au Théâtre des Champs‑Élysées, une nouvelle production de Jules César en Égypte de Haendel offre l’occasion de confronter une proposition musicale de haut niveau, marquée par les débuts en fosse de Philippe Jaroussky, face à une production scénique qui ne tient pas compte du caractère propre de l’œuvre, partagée entre légèreté et gravité.
 
Jules César est un des chefs‑d’œuvre absolus de Haendel, l’un de ceux qui ont le plus vite retrouvé la scène lors de la Haendel revival, à Göttingen en 1922, et ne l’ont plus quittée depuis. Et comme bien d’autres dans la production lyrique londonienne du compositeur, il se caractérise par la cohabitation réussie entre un récit dramatique d’une probité historique réinventée avec une certaine liberté par rapport à l’Histoire telle que nous l’ont contée les auteurs anciens et ces ajouts propres à l’opéra baroque sous forme de personnages inventés et situations apportant le contraste du divertissement et du rire face aux situations tragiques.
 
C’est cette dualité fondamentale que Damiano Michieletto s’est refusé à prendre en compte dans sa mise en scène qu’il a voulue réduite à « une histoire symbolique avec des personnages humains qui pensent et vivent des situations précises et concrètes » – ce qui, avouons-le, est le propre de l’immense majorité des ouvrages lyriques. Qu’il se refuse alors au réalisme historicisant, genre péplum à l’égyptienne, c’est bienvenu. Qu’il veuille sur scène une élégante boîte blanche qui s’ouvre horizontalement pour laisser s’imposer sur fond noir ou rougeoyant un contrepoint de l’action fait d’allusions mythologiques, pourquoi pas. Mais les Parques, maîtresses des destinées, dont le rôle sera surtout de paraître nues, vêtues de leurs seuls cheveux de jais à la façon des Gorgones de La Frise Beethoven de Klimt, pour tenir, après celui de Pompée, le fil (bien sûr rouge) de la vie de César (qui n’est en rien le sujet de l’opéra, hors les péripéties de ses rapports à la cour de Ptolémée), c’est un peu hors sujet. Que le décor s’encombre alors peu à peu d’un réseau des fils rouges de la vie des autres personnages, toile d’araignée invasive qui rappelle davantage les essais esthétiques du Staatsoper de Berlin dans les années 1960 qu’une conception dramaturgique d’un décor prégnant d’aujourd’hui n’a guère de substance théâtrale. Pas plus que le fait que le spectre de Pompée intervienne ici et là, ou que les conjurés des Ides de mars apparaissent de façon prémonitoire pour régler son compte au tyran en passe de faire tomber la République romaine (un futur qui deviendra réalité quatre ans plus tard), tout cela n’a rien à voir avec l’esprit de l’œuvre, qui n’est en rien mortifère, mais au contraire débordant du désir de vie. Certes, ce n’est pas là du Regietheater, mais le metteur en scène italien aura beau mettre en scène les péripéties du livret original de façon assez littérale, l’action s’en trouve appesantie, détournée, quand on aimerait que la verve méchante de Ptolémée, l’ironie pincée de Nireno, le badinage amoureux entre le général et la supposée suivante Lydia soient autrement mieux exploités. Voir en référence les spectacles de Nicolas Hytner à Paris, de Peter Sellars à Nanterre, de McVicar à Glyndebourne, tous chargés de l’ironie et de clins d’œil réjouissants. Il n’en sera rien ici et le spectacle s’installera dans un chic réfrigérant (costumes d’aujourd’hui, orientalisme évacué, quelques candélabres pour évoquer la fête de séduction), et une direction d’acteurs survolée, plus épaisse et chargée que pleine d’esprit. Peu intéressé par la fantaisie de la rencontre entre César et Cléopâtre, Michieletto insiste surtout sur les forces sombres de l’histoire et le parcours de Sextus, passant de l’adolescence à l’âge d’homme, déséquilibrant les moteurs de la pièce pour y chercher une nouvelle architecture dramatique originale. À l’image de la production, qui refuse toute vivacité à l’œuvre, le lieto fine, d’une morosité totale, comme pour annoncer les destins de chacun de ceux qui y participent, en dit long. Et confirme que la coqueluche des metteurs en scène italiens peine comme toujours à canaliser son trop-plein d’idées neuves, qu’il n’hésite pas à imposer jusqu’au contresens, face à l’esprit de l’opéra haendelien. 
 
Heureusement, la fosse répond d’une manière particulièrement stimulante à cette sorte de glaciation scénique. On attendait bien entendu Philippe Jaroussky, qui dirige ici son premier opéra en fosse, avec son ensemble Artaserse – alors qu’il a déjà sauté le pas en dirigeant en concert l’oratorio Il primo Omicidio de Scarlatti l’an dernier. Le contre-ténor n’a aucune difficulté à ressentir et à exprimer la partition de Haendel, qu’il avait pratiquée en interprétant le rôle de Sextus. Il a donc la connaissance de l’œuvre de l’intérieur, doublée d’une sensibilité à ce répertoire bien connue : si cela ne suffit pas à garantir automatiquement la réussite d’une reconversion, envisagée sereinement par le chanteur de 44 ans, la réussite est assurément là, évidente, quasi naturelle : l’ensemble Artaserse, malgré les cuivres qui ont donné quelques inquiétudes, vite oubliées, et quelques flottements et hésitations, répond au doigt et à l’œil à une baguette qui se veut d’abord en osmose avec le chant. L’art de l’écoute d’un chef sensible à ses alter egos, fréquentés depuis longtemps, se manifeste dans une relation chant/orchestre rare parce qu’osmotique. Par ailleurs, la sculpturalité de la matière, la beauté des sonorités instrumentales, des couleurs, les phrasés, l’attention portée au moindre détail de l’écriture instrumentale, pour en faire ressortir les strates les plus profondes, la qualité des phrasés, la justesse des tempi, contrastés selon le caractère du chant, sont les autres points forts de cette direction qui n’apparaît en rien comme celle d’un débutant et c’est déjà une formidable invitation à aller plus loin.

Pari aussi, mais pas tenu au même niveau avec la distribution, où à l’exception de Nireno, chacun aborde son rôle pour la première fois. Si la production les laisse parfois, au cœur des airs et des da capo, livrés à eux-mêmes et guère fouillés sur le plan psychologique – c’est en fait cette absence de véritable direction d’acteurs qui rend la scène rapidement injustifiable – ils n’en donnent pas moins le maximum vocal. Gaëlle Arquez est sans doute la moins adéquate, ne serait-ce justement que par les choix de Michieletto : son César est sombre, inquiet, peu sûr de sa force, jamais ébloui, ni éblouissant. Ce n’est pas une question de timbre, chaleureux, ni d’aisance du chant pour dominer le redoutable éventail de ses airs, mais bien une question de projet sonore (et de projection) d’un personnage qu’on aime entendre plus brillant. N’a-t-il pas été créé par Senesino ? Sabine Devieilhe n’a pas vraiment non plus les moyens exacts de Cléopâtre, en ambitus comme en caractère. Il n’empêche, même plutôt bridée en Lydia, elle investit chaque air d’une telle volonté de perfection de ligne et de ton, qu’elle transcende son interprétation, plus proche de Mozart que de Haendel sans doute, mais assurément convaincante, sauf dans « Da tempeste », qui la montre vraiment à ses limites. Lucile Richardot offre son timbre sombre, plus riche de variété qu’unitaire, à une Cornelia de grand ton, déchirée, et non démonstrative, la seule qui touche par les sentiments, en fait. Face à elle, le Sextus de Franco Fagioli est une démonstration de chant, ébouriffant – vu son ambitus et sa technique – alors que le personnage peine à se construire. On aura vu Sextus plus étreignant. Carlo Vistoli est un Ptolémée vindicatif, dont la voix de contre-ténor aux multiples accents rend bien la méchanceté et la bêtise du personnage. Francesco Salvadori impose en Achille des couleurs de basse d’une réelle profondeur. Adrien Fournaison est un Curio parfaitement stylé et Paul-Antoine Bénos-Djian un Nireno impeccable, dont on attend cependant un ton plus caustique.

Gageons que pour tous, des progrès seront rapides à se confronter de nouveau à la scène, pourvu qu’elle les nourrisse de plus de variété et d’imagination.

Pierre Flinois


Franco Fagioli (Sextus) et Lucile Richardot (Cornelia). © Vincent Pontet