© Filip van Roe / Opera Ballet Vlaanderen

C(h)œurs
 2022 n’est pas un spectacle chorégraphique qui utilise le chœur comme simple support musical, mais un ballet qui intègre en une seule et même démarche dramaturgique le chœur et le corps de ballet de l’Opera Ballet Vlaanderen. Créé à la demande de Gérard Mortier au Teatro Real de Madrid en 2012 par les Ballets C. de la B., la propre compagnie d’Alain Platel, il résonnait alors des grands mouvements populaires de libération (Le printemps arabe) et de revendication (los Indignados et Occupy Wall street). Le « peuple » y est vu comme une puissance, menaçante parfois, pusillanime souvent, saisie de tremblements ou hurlant son angoisse, mais agissante. Dans le contexte actuel plus sombre, c’est plutôt comme une métaphore de la « condition humaine » qu’il apparaît, avec une évidente dimension religieuse. Les bouches ouvertes, la cœur ensanglanté accroché aux vestes des choristes, l’hystérie galopante de certaines scènes où passe furtivement, dans une ronde endiablée, une allusion au conflit qui dévaste l’Ukraine (saluée par les applaudissements du public), tout nous parle de terreur et de fragilité. 

 Cette religiosité est présente aussi dans le choix des pièces musicales (le Dies irae, l’Agnus Dei et le Libera me du Requiem de Verdi mais aussi le chœur des pèlerins de Tannhäuser) et dans les images qu’elles suggèrent ou accompagnent. D’évidence le tableau final où les danseurs quittent le plateau sur le prélude du troisième acte de La Traviata en traversant le rideau translucide du fond de scène d’où sourd une lumière, revenus à leur nudité du premier tableau où ils apparaissaient une pièce de vêtement roulée dans la bouche comme une sorte de bâillon, nous renvoie à l’idée de la mort et à l’iconographie du Jugement Dernier. Plus encore que son langage chorégraphique, à la gestique tourmentée et extrêmement virtuose, c’est la façon dont Alain Platel y intègre des éléments théâtraux et transforme choristes et danseurs en une seule masse qu’il travaille et fragmente à plaisir qui impressionne. Les moments purement dansés sont de toute beauté et l'on retient un extraordinaire pas de deux sur le « Va Pensiero » de Nabucco où se distingue singulièrement le danseur japonais Misako Kato, d'une troublante androgynie. La confusion des genres semble du reste une clef de ce ballet qui commence par l'image d'un athlétique corps d'homme émergeant peu à peu d'une silhouette féminine. 

 Dans l’intervention de la meneuse de jeu, reprenant des extraits d’une interview de Marguerite Duras en manière d’interrogation adressée au public sur la place de l'individu dans la société, on croit reconnaître l’héritage de la première Pina Bausch. La présence de l'orchestre "live" dans la fosse alliée à la puissance du chœur sur le plateau, devenue si rare dans les spectacles chorégraphiques contemporains, est pour beaucoup dans la force émotionnelle de ce ballet. Baignant dans un continuum sonore où Steven Sprengels mixe la musique vivante avec des ambiances de meeting politique, où un danseur ose « chanter » le monologue du roi Heinrich dans Lohengrin, où les individus viennent un à un se nommer et présenter au public le mot qui leur tient le plus à cœur dans une multiplicité de langue et où l'ensemble des arts sont si intimement mêlés, il touche vraiment au spectacle total et soulève l'enthousiasme du public, laissant l'impression non d'y avoir assisté mais d'en avoir fait partie. Une sensation unique que les spectateurs pourront expérimenter lors de la reprise les 11, 13 et 14 juin à l’Opéra de Lille. 


Alfred Caron


© Filip van Roe / Opera Ballet Vlaanderen