Mise en scène de Krzysztof Warlikowski. 
© Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

Drame familial mettant en scène les affres d’une famille dysfonctionnelle, dont les rivalités et les contentieux éclatent au grand jour suite au décès de la mère de famille, Dinah, dans un accident de voiture (qui se révèlera être un suicide),
A Quiet Place est un autre opéra « à versions » : créé en 1983 au Houston Grand Opera comme un opéra en un acte faisant suite à Trouble in Tahiti (1953) – qui présentait l’érosion du couple formé par Dinah et Sam –, le spectacle est un échec. Simplifiant la dramaturgie en réduisant la présence des personnages secondaires au premier acte et centrant l’action sur les démêlés entre Sam veuf, les enfants de la défunte Dede et Junior et François (mari de la première, ex-amant du second), Bernstein et Wadsworth proposent en 1986 à Vienne, une nouvelle version de l’opéra qui enchâsse Trouble in Tahiti, alors présenté comme un flash-back. Puis, sous l’impulsion du Bernstein Office une nouvelle version de A Quiet Place est proposée en 2013 : Gareth Edwin Sunderland adapte le livret en conservant la dramaturgie simplifiée de la version viennoise, élimine Trouble in Tahiti, rétablit une partie de la musique coupée pour la version de 1986 et réorchestre la partition pour un ensemble de dix-huit musiciens. Pour sa présentation au Palais Garnier, Sunderland remet la partition sur le métier et en propose une version pour grand orchestre – renonçant toutefois aux dimensions pléthoriques voulues par Bernstein en 1983.

On peut d’emblée saluer le travail de Sunderland, qui offre ainsi une version (2022) praticable de l’œuvre : concentrée sur les quatre personnages du drame familial, l’intrigue se tend sans l’irruption de Trouble in Tahiti, assumant une véritable conduite du drame psychologique et familial, qui permet d’atteindre des sommets d’âpreté et de cruauté dans la conflictualité familiale. La nouvelle orchestration est au diapason de cette densité : l’ampleur de l’orchestre ne sombre jamais dans l’effet et les sonorités accompagnent ce drame aux arrêtes acérées, respectant les moments de pastiche (Tchaïkovski, Mahler etc.) et l’ascétisme de la partition.

Après avoir créé la partition pour dix-huit instrumentistes, Kent Nagano est de nouveau au pupitre pour cette version. Il a plongé sa baguette dans l’amertume du drame : Nagano soigne le déploiement de la tension jusqu’au dénouement fantomatique, en faisant poindre ça et là de fragiles élans de sentimentalité nostalgique toujours contenus. L’orchestre sonne avec précision et liberté dans le cadre pourtant strict imposé par le chef vigilant et très attentif aux chanteurs.

Le plateau vocal est dominé par le Junior bien chantant de Gordon Bintner. Le baryton canadien excelle aussi bien dans la colère que dans l’exubérance pour camper ce personnage ambigu, dissimulant sa tendresse derrière des provocations oscillant entre exhibitionnisme cruel et improvisations artistiques. Le timbre est lumineux, et son phrasé idiomatique répond également aux exigences de la ligne de chant et du texte. Russell Braun use habilement de l’âge de sa voix pour élaborer son personnage de veuf et de père aux abois, touchant avec une grande justesse. Claudia Boyle est une Dede bien chantante et subtile mais dont l’interprétation manque de couleurs et peine parfois à passer la fosse, tout comme le François de Frédéric Antoun. Les seconds rôles – qui n’apparaissent qu’au premier acte – sont homogènes et de grande qualité, leurs savoureuses interventions ponctuent le premier acte à la manière de Britten, entre commentaires et participation à l’action.

Krzysztof Warlikowski propose une mise en scène presque illustrative, très respectueuse du livret. Le bref prologue est projeté sur le rideau de scène dans une vidéo qui donne à voir Dinah au volant de sa voiture jusqu’à l’accident et à l’arrivée de sa famille auprès d’elle. Les voix nous parviennent de la scène, comme un commentaire distancié de l’événement. Le crématorium de l’acte I est le seul décor à occuper l’ensemble du plateau, soulignant le caractère glauque et embarrassant de cette scène funèbre, traitée avec une ironie noire par Bernstein. Pour le reste, et conformément au livret, deux espaces de la maison parentale se côtoient, montrant des scènes qui se jouent simultanément. Warlikowski emploie ici son dispositif habituel de « tiroirs scéniques » glissant des coulisses sur scène. Comme à son habitude, le metteur en scène rajoute des personnages muets : Dinah, qui hante Sam, est rendue visible aux yeux du public et de son mari, mais pas des autres personnages. Présence ni nécessaire, ni dérangeante. On est plus sensible à l’extrait des Young People’s concerts où Bernstein présente la 4e symphonie de Tchaikovski, décrivant les élans contrariés de l’orchestre comme l’expression d’un désir inassouvissable. Ce caméo devient une clé de lecture du personnage de Junior : le personnage apparaît enfant, regardant la télévision qui diffuse l’extrait. Une fois le visionnage achevé, il reprend les paroles que Bernstein rajoute à la musique de Tchaikovsky « I want it, I want it ! » en sautant sur son lit. On regrette seulement que cette lecture fidèle et attentive, qui rend justice à la complexité du conflit familial, soit sabotée par le traitement systématiquement hystérisé des personnages féminins et homosexuels.

Jules Cavalié


Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François), Johanna Wokalek (Dinah), Russell Braun (Sam), Gordon Bintner (Junior). © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris