Stéphanie d'Oustrac (Carmen). 
© Klara Beck / Opéra National du Rhin

Diriger un Opéra national de province ne donne pas des moyens financiers aussi importants que ceux de l’Opéra de la capitale : il faut donc plus que jamais composer avec la réalité d’un budget par nature serré. Après deux nouvelles productions plus que réussies (les créations françaises de La Reine des neiges du danois Hans Abrahamsen, et de la version originale d’un Verdi des plus rares, Stiffelio, qui se sont avérés de vrais succès publics et critique), Alain Perroux continue à gérer le sans-faute de sa première saison à la tête de l’OnR en optant sagement pour une reprise, plutôt qu’une nouvelle production, et de l’archétype de l’opéra grand public français par excellence, Carmen. Une Carmen choisie avec pertinence dans le vivier des productions hexagonales, nombreuses s’il en est : celle de Jean-François Sivadier, frappée d’une réputation d’excellence. Née à l’Opéra de Lille, en 2010, elle n’a pas pris une ride. Parce qu’elle s’affiche comme une réussite selon les termes d’un théâtre moderne, allégé des conventions de représentation d’un opéra, pour lui offrir un cadre et un déroulé qui disent le fond, le vrai des choses, et non le compassé de la tradition. Un théâtre mis en abîme (un peu moins que dans d’autres productions signées Sivadier, telle sa Traviata), et qui fonctionne à plein, parce qu’il crée des personnages auxquels on adhère, non seulement par la grâce des interprètes, mais aussi par la cohérence du propos scénique, léger de touches, profond de jeu, qui les fait adhérer tout autant à leur personnage.

Ainsi, actualiser le texte parlé, c’est non seulement le contracter pour mieux le dramatiser, mais aussi le rendre plus proche d’aujourd’hui : à ce niveau, les répliques du Dancaïre et du Remendado, ici petits trafiquants de drogue de nos banlieues, sont irrésistibles et ajoutent à l’adhésion de la salle. Autre exemple, au 3e acte, la métamorphose vestimentaire de Micaëla, qui passe de la jeune fille corsetée au clone des cigarières. Elle contribue  à l’intelligence d’un personnage qui évolue, et se pense désormais rivale potentielle de la séductrice. Ces mille détails font ce qui s’impose comme une superbe production, dont les moyens réduits ne sont pas un handicap, mais bien un atout.

Ainsi de ce plateau nu devant une paroi de bois percée de grandes portes, et qui désarticulée, s’avèrera praticables mobiles pour caractériser une Espagne d’aujourd’hui, sans aucune marque d’exotisme de pacotille : une petite teinte de movida sous des blouses sombres pour les costumes féminins, quelques tables pour le bouge, quelques caisses pour la passe, des éclairages sensibles, elle est présente, partout, mais jamais anecdotique.

Place aux interprètes alors ; Ils ne feront pas l’Histoire du chant, mais une soirée vive et prenante. On retrouve ici la Carmen originale de la création lilloise de 2010, qu’on réentend partout en ce rôle depuis, Stéphanie d’Oustrac. Timbre un moment éteint, voix tendue, sans mobilité, son arrivée laisse craindre une méforme. Heureusement, la Habanera passée, c’est sa Carmen vive qu’on retrouve, son mezzo plein, stylé, à la gouaille aguichante, mais sans une once de vulgarité, avec parfois des accents de diseuse d’une Crespin, classe et nature simplement : un plaisir à nouveau, celui d’une femme moderne, et libre, et non d’une scandaleuse lascive. Face à elle, Edgaras Montvidas n’a pas la plus belle voix du monde, côté timbre et éclat, mais il assure, en qualité de chant, de style, de présence même, mais sans grand rayonnement – mais José doit-il avoir du rayonnement ? Et soudain, miracle, son Air de la fleur est l’un des plus heureux qu’on ait entendus, par le fait qu’il est donné du cœur, avec une musicalité absolue, et surtout une délicatesse, une émotion qui font mouche. Grand moment conclu par un pianissimo somptueux ! Et le chanteur passe alors à une masculinité vocale et physique autrement expressive qui sera sa marque jusqu’au final.

Régis Mengus joue lui d’un timbre mat pour un Escamillo sans grand éclat, mais qui brille côté mise en scène d’une sensualité forte, mais trop simpliste, tandis qu’Amina Edris compose une Micaëla à la voix plus charnue que de coutume, évitant le côté oie blanche qu’on n’imagine plus aujourd’hui collé au personnage, et qui s’avère ici d’une force de persuasion rare au 3e acte. Côté seconds rôles, tous ont une personnalité qui marque, d’Anas Seguin, Morales fort sympathique, à Séraphine Cotrez et Judith Fa, excellentes Mercédes et Frasquita, de Christophe Gay en Dancaïre à Raphaël Brémard en Remendado qui transforment avec le soutien du metteur en scène leur présence généralement très typée en duo comique rafraichissant.

Dans la fosse Marta Gardolinska, déjà entendue à Nancy dans le Traumgörge de Zemlinski, et désormais patronne de l’Orchestre de Lorraine, s’impose sans peine : elle a le nerf, le tendu, le sens des atmosphères, et les délicatesses d’écoute et de réponse (la fleur, encore une fois) qui font les belles soirées, et non la routine. Et l’Orchestre symphonique de Mulhouse lui répond bien, brillant et coloré. Dommage que le chœur féminin manque parfois d’homogénéité. Les hommes, et les enfants plus encore, sont eux formidables.

Heureuse soirée, non de découverte, mais de redite du plaisir, ce qui est aussi un des fondements de l’opéra.

Pierre Flinois

À lire : notre édition de Carmen / L'Avant-Scène Opéra n° 318 


Mise en scène de Jean-François Sivadier. 
© Klara Beck / Opéra national du Rhin