Mise en scène de Stéphane Braunschweig. 
© Vincent Pontet

Cela s’annonce plutôt mal : à rideau ouvert, on s’assied devant une scène vide, avec un sol en faux gazon d’un vert aussi artificiel qu’envahissant, et vue sur le fond de scène du théâtre, avec son côté toujours un rien délaissé. Pour l’atmosphère russe, quelques livres dispersés au sol ne semblent guère suffire. Et cela ne s’arrangera guère : un fond noir bientôt descendu cache les murs du théâtre, pour mettre en valeur le blanc des costumes et des chaises alignées dans une rigueur bien peu campagnarde ! C’est froid, sinistre même. On se souvient des mêmes costumes blancs d’une paysannerie bien propre dans la lumière dorée ouvrant, en un autre siècle, la mise en scène de Graham Vick – dont la mémoire revient ici sans doute parce qu’il vient de disparaître : vision autrement heureuse, qui n’excluait pas la montée de la tension, avec ses contrastes bien venus et éclairants. Ici la soirée va porter le signe de cette rigueur en tons de plus en plus gris, de moins en moins festifs, qui se veut montrer une société grave qui n’offre guère de place au rêve, à la fraicheur, à la liberté. Ce qu’expose certes Mme Larina, nostalgique, heureuse encore cependant au début, mais que la partition s’efforce de contredire par sa variété de tons, sa poésie, son élan vital, avec ses ballets même, explosions de couleurs s’il en est !

On nous fera descendre des cintres un décor de grand salon classique, plutôt imposant pour la maison de campagne des Larin, mais avec gazon toujours – le côté rustique peut être ? – les mêmes servant par un changement d’éclairage un peu glauque au champ du duel, et après la disparition du gazon, retiré à la main le temps d’un précipité, au palais du Prince Grémine, transformé en maison de jeux et d’échangisme... Si ce n’est pas de la critique sociale, ça !

Le pire n’étant jamais certain, on ne s’attendait pas, on l’avoue, à pareille chambre de Tatiana, long parallélépipède blanc qui surgit du gazon, meublé chambre d’enfant, avec au plafond une trappe en guise de fenêtre des rêves, et une échelle pour la traverser. On plaint la demoiselle ! Mais pouvait-on imaginer la voir ressurgir pour la scène du duel (on ne saisit pas le rapport avec l’adieu au monde de Lenski, par ailleurs encore enfermé dans le salon de Mme Larina – n’est pas Tcherniakov qui veut !) et à nouveau pour le duo final, mais enrichie cette fois de fourrures : les souvenirs, c’est malléable, comme chacun sait.

Donc, c’est visiblement au filtre du regard pénétré d’ennui d’Onéguine que Stéphane Braunschweig nous aura proposé de suivre ses amours contrariées, et malgré une direction d’acteurs efficace, bien peu empathiques. On s’ennuierait même profondément si la partition n’offrait sa leçon de respiration. Mais Karina Canellakis ne s’impose pas absolument face à la grisaille scénique. La poésie est là, la tendresse aussi, l’élégance des lignes, mais aussi une forme d’effacement non combatif, de discrétion, qui incite à la rêverie doucereuse, non à l’action : c’est tout au long du premier acte naturellement beau (le National est magnifique d’appropriation de style), mais simplement narratif, et pas vraiment engagé ; et cela paraitra manquer de dramatisme, de tension dans les actes suivants. Mais cela évite lourdeur et vide, heureusement.

Reste alors à la distribution la possibilité d’envahir ce théâtre un peu trop en retrait. Et c’est ce qu’elle fait, plus que bien, alors même qu’elle est majoritairement française. C’est un des choix de Michel Franck d’offrir le grand répertoire international à cette génération de chanteurs français qui peut désormais s’y confronter sans pâlir. Certes, la russe Gelena Gaskarova remplace Vanina Santoni, indisponible pour cause d’heureux événement prochain. Elle est l’archétype de la soprano russe, globalement excellente, parfaitement à sa place dans un rôle qu’elle a par ailleurs déjà tenu en France, en particulier à Toulouse, mais elle n’est pas du genre à laisser un souvenir impérissable. Un rien vieille fille qui se refuse dès le départ (c’est la mise en scène qui le veut), elle manque de cette jeunesse irradiante, de cette émotion irrésistible qui font les grandes Tatiana pour la Lettre, de cette classe qui lui fait dominer l’acte III et son duo final de toute sa supériorité d’âme. En face d’elle, l’Olga d'Alisa Kolosova passée, elle, par l’Atelier lyrique de l’Opéra, est d’une toute autre présence, généreuse, enjouée, et vocalement magnifiquement dotée (en témoignait sa participation à la Missa Solemnis de Muti cet été à Salzbourg), presque trop envahissante sur le plan sonore par rapport à sa sœur. Ajoutons le Zaretski de Yuri Kissin, excellent, et pour l’apport néerlandais à la distribution, le Monsieur Triquet de Marcel Beekman, plus jeune et enjoué que traditionnellement, et passons à la part nationale du plateau.

L’Onéguine de Jean-Sébastien Bou n’a pas les splendeurs de timbre de nombre de ses rivaux internationaux qui parfois s’écoutent trop chanter, mais s’avère le héros le plus violent qu’on ait vu en ce rôle, toujours agité, toujours supérieur et dédaigneux, tyrannique, même avec lui-même, et magnétique aussi. Une composition, une vraie, en accord avec l’interprétation du personnage dont l’homosexualité explique les comportements vis à vis de celui qu’il aime en fait, comme de celle qui n’est qu’un moyen de se croire intégrable dans la société qui ne peut pas l’accepter tel qu’il est, sauf à le trouver original, imprévisible et lointain. Un « monstre » d’antipathie qui se refuse à être lui-même, ce que la voix, tranchante, impérieuse, gère avec une force de conviction étonnante et très « moderne ». Contraste, le Lenski de Jean-François Borras s’offre, entre moelleux du timbre, phrasé toujours séduisant, et sens des demi-teintes exquises, une perfection, le personnage en restant, au delà de sa sympathie naturelle, à l’innocence inconsciente et fatale. Quant à Jean Teitgen, il est un Grémin magnifique, jouant non de l’abîme vocal attendu et parfois démonstratif, mais d’une humanité, d’un charme ébloui de bonheur qui n’est jamais démonstration, mais vraie empathie.

Mireille Delunsch en mère attentionnée et Delphine Haidan en nourrice complice complètent à la perfection cette brochette d’interprètes qui exposent à l’envi la vitalité de l’école française de chant, qui démontre une fois de plus qu’elle peut soutenir la comparaison des plateaux internationaux dans un répertoire si parfaitement « national », et longtemps réservée à sa propre école de chant. C’est là le bonheur de cette soirée passablement inégale.

Pierre Flinois

A lire : notre édition de Eugène Onéguine / L'Avant-Scène Opéra n°43


Jean-Sébastien Bou (Eugène Onéguine). 
© Vincent Pontet