Mise en scène d'Ersan Mondtag. ©️ Opera Ballet Vlaanderen - Annemie Augustijns

À mi-chemin entre théâtre parlé et Singspiel, Der Silbersee, ultime « opéra » de Kurt Weill pour la scène allemande, créé dix-neuf jours après l’arrivée des Nazis au pouvoir, est une œuvre difficile à monter en raison même de sa nature hybride : trop bavarde pour un opéra, trop riche pour être considérée comme une musique de scène. Pour réaliser cette histoire de policier repenti (Olim) en quête de rédemption après avoir blessé à vie un pauvre type (Severin) qui, avec sa bande de crève-la-faim (ici transformés en ninjas islamistes) avait volé un ananas, Ersan Mondtag a choisi le mode burlesque et la dérision, jouant de décors spectaculaires et de costumes extravagants et s’appuyant sur le talent de comédiens remarquables : Marjan De Schutter dans le rôle de Fennimore la cousine pauvre, Elsie de Brauw, la gouvernante Frau von Luder et Benny Claessens, vedette de la scène flamande, incarnant Olim sur un mode histrionique parfois un peu envahissant.

Après avoir échoué à rendre heureuse sa victime grâce à une fortune tombée du ciel, qui va lui être enlevée par l’intrigante Frau von Luber (image de la vieille aristocratie prompte à se solidariser avec le capital), Olim partira avec Severin vers ce Lac d’argent, allégorie d’un avenir utopique, dont les eaux se raffermissent sous les pas de « ceux qui veulent aller plus loin ». Ici tandis que la tournette se meut au rythme de la musique, apparaissent les corps sans vie des deux héros parmi les cadavres des fossoyeurs mutants vus dans le prologue en train de creuser pour enterrer la faim.

La vision du metteur en scène est souvent phagocytée par la dimension comique et le passage incessant de l’allemand à l’anglais voire au néerlandais – pour les textes adaptés dans ces deux langues – complexifie considérablement la perception du spectateur déjà très sollicitée par la profusion de détails dans les décors, les costumes et les jeux de scène. L'idée d’un théâtre dans le théâtre où une troupe est en train de monter la pièce de Georg Kaiser dans un contexte politique troublé, assez semblable selon le dramaturge à celui notre époque, peine à prendre corps. La dimension politique de cette œuvre quasi « religieuse », où l'idée de conscience et de fraternité tient une place essentielle comme le laissent entendre les discours moraux du chœur invisible et le choral qui conclut l’opéra sur un appel à la résistance, pourrait s'exprimer avec plus de vigueur que dans des allusions cryptées dont la production est parsemée et qui réclament le recours à la note d'intention du dramaturge.

On retrouve dans cette œuvre les caractéristiques du style du compositeur – songs, mélodrame, chorals – mais avec un lyrisme qui semble l'expression d'une désillusion et qui s'illustre particulièrement dans le finale et dans les interludes. Les chanteurs passent un peu au second plan, ce que souligne particulièrement la mise en scène en dédoublant le rôle de Fennimore entre la comédienne Marjan De Schutter et la soprano Hanne Roos, la première reprenant même le grand air de la seconde, sur un mode cabaret particulièrement réussi. Le ténor Daniel Arnaldos incarne Severin, la victime récalcitrante, avec brio et une voix légèrement nasillarde dans ses deux airs et ses duos. Dans son double rôle d'agent de la loterie, doté d'un des airs les plus désopilants de la partition, et du baron Laur, le complice de Frau von Luber, avec qui il partage un duo d'une grande violence, le ténor James Kryshak se révèle particulièrement efficient. À la tête de l'orchestre symphonique de l'Opera Ballet Vlaanderen, légèrement amplifié pour être au diapason des comédiens, le chef Karel Deseure sait doser énergie et délicatesse, selon la tonalité des vingt deux numéros de la partition qui semblent parfois se noyer dans le flot théâtral profus. Peut-être un rien de sobriété ou du moins de concentration du propos n'aurait pas nui à la réussite d'un spectacle stimulant mais un peu éclectique. La production devrait être reprise à l'Opéra de Lorraine dans un délai qui n'a pas encore été fixé et pour être accessible à un public français réclamerait sans doute de nombreuses adaptations.

Alfred Caron



Benny Claessens (Olim) et Daniel Arnaldos (Severin). ©️ Opera Ballet Vlaanderen - Annemie Augustijns