Ruzan Mantashyan (Natsha Rostova). © Carole Parodi / Grand Théâtre de Genève

Lancement d’une saison qui signe le retour à une vie allégée des contraintes sanitaires, inauguration d’un cycle d’opéras russes mis en scène par Calixto Bieito, la production de Guerre et Paix proposée par le Grand Théâtre de Genève est aussi la création suisse de l’ouvrage. Dès lors, le choix de monter cet ouvrage monumental et complexe (requérant une soixantaine de solistes, un orchestre et des chœurs pléthoriques) relève autant du manifeste politique que de la planification artistique. Le directeur du théâtre, Aviel Cahn, affirme ainsi la vitalité artistique de la maison, et son engagement dans les problématiques politiques contemporaines telles que la guerre évidemment, mais aussi les violences sociales, sexuelles et psychologiques, confirmant ainsi la ligne esquissée lors de ses deux premières saisons tronquées.

En effet, Calixto Bieito s’intéresse à la guerre intérieure d’une classe d’ultra-riches, et non à la guerre patriotique de 1812 (ni à celle de 1941-1945). Ainsi, la première partie de l’opéra est une grande fête qui se déroule de nos jours dans un luxueux salon d’un palais moscovite au décor rococo. Fête unique, qui montre au spectateur la carrière amoureuse de Natasha Rostova, de l’éveil à l’amour au consentement ambigu au stupre et à la dépravation que lui propose Anatole Kouraguine. Dans ce cadre, Natasha est une proie, un objet d’amusement et de dérision, poussée insidieusement vers son autodestruction, saisissant final du jeu pervers auquel se livrent les hommes avec la complicité des femmes où l’on voit Natasha se mutiler en marchant sur des éclats de verre. Dans ce dispositif, l’évolution des sentiments de Natasha n’est pas le résultat des intermittences du cœur, mais la conséquence de la vulgarité des hommes et de l’envie des femmes. On perd ainsi la diversité des états psychologiques, la dimension romanesque et la poésie du livret, au profit d’une dissection du vice au scalpel. Pourtant, l’agacement de voir une nouvelle mise en scène de la décadence bourgeoise est contenu par l’immense savoir-faire scénographique du metteur en scène et de son équipe :on découvre ainsi le superbe potentiel visuel des bâches en plastique transparent, entre illusion spectrale et amplification du mouvement, et l’usage des cartons à pizza comme réflecteur de lumière. La direction d’acteurs au cordeau permet en outre de conserver une justesse de ton malgré le caractère appuyé de l’étude de mœurs.

La seconde partie, qui met en scène les épisodes de guerre, voit la désintégration de cette bourgeoisie sous l’œil impavide du chœur habillé en touristes (de masse) et tenant lieu de mur du fond alors que le décor du salon a explosé. Cette fois-ci on s’approche d’images de guerre et de destruction, soulignant le grotesque des combattants en lutte contre eux-mêmes. En contrepoint, le général Koutouzov vient s’asseoir sur le côté de la scène, tout de blanc vêtu, disputant une partie d’échec contre lui-même. Fantôme incarnant une rectitude morale inatteignable, il rallie le peuple à sa cause dans un projet de pureté certes triomphant mais peu rassurant. Moins enfermée dans un cadre déterminé, cette seconde partie convainc plus facilement, à la mesure de l’émotion qu’elle laisse éclore. La folie et la bestialité auxquelles l’ivresse festive mène, ressemblent à s’y méprendre aux ravages de la guerre.

Distribuer un tel opéra est un défi tant les rôles sont nombreux et chaque intervention, même les plus concises, participe à colorer l’opéra. La plateau réuni se hisse très haut, tant par les moyens vocaux que par l’incarnation des personnages. Tous méritent des éloges, et l’on distinguera – en commettant nécessairement des injustices – le Koutouzov impérial de Dmitry Ulyanov, le Platon Karataïev doucement illuminé d’Alexander Kravets, le beau mezzo de Lena Belkina (Sonia), la très touchante Princesse Maria de Liene Kinca, magistrale dans son sermon et son pardon à Natasha, ou encore le Napoléon belliqueux et dépité d’Alexey Lavrov. Du côté des solistes principaux, Ruzan Mantashyan domine le personnage de Natasha grâce à la variété de couleurs qu’elle insuffle à son chant de très haute volée et à un investissement scénique qui ne faiblit jamais. Phrasé ductile et timbre charnu, la chanteuse multiplie les séductions vocales sans ostentation. À ses côtés, Björn Bürger est un Andreï Bolkonski juvénile, dont la conduite du chant séduit immédiatement, et qui devient bouleversant dans la scène de délire et d’agonie du personnage. Tous deux ont assimilé le lyrisme particulier de Prokofiev, où les éclats sont rares et la mélodie pourtant permanente. Le ténor Daniel Johansson campe le personnage de Pierre Besoukhov avec une sincérité déchirante, touchant aussi bien dans ses aveux à Natasha que dans ses velléités idéalistes d’assassiner Napoléon pour mettre fin au cauchemar de l’Europe. Enfin, son épouse volage et manipulatrice est interprétée avec le soupçon de vulgarité nécessaire par Elena Maximova.

Les chœurs, préparés avec brio par Alan Woodbridge, parachèvent le tour de force vocal et insufflent une dimension épique que les choix de mise en scène ont placée en retrait. En fosse, Alejo Pérez est aux commande d’un orchestre de la Suisse Romande en forme superlative. Le chef réalise un sans-faute par sa maîtrise de l’architecture de l’œuvre, tant dans la structure générale que dans les moindres détails. Il ménage ainsi les tensions sur le long terme, préparant très en amont les moments de déchaînements, tout en ciselant chaque scène. Le raffinement de sa lecture se situe dans sa capacité à caractériser avec précision un moment fugitif sans que l’énergie théâtrale en pâtisse.
Incontestable réussite musicale, le spectacle emporte l’adhésion car, malgré la complexité et le foisonnement de la mise en scène, l’émotion perce et touche.

Jules Cavalié

 À lire : notre édition de Guerre et Paix : L'Avant-Scène Opéra n° 194


Ruzan Mantashyan (Natasha Rostova) et Björn Bürger (Andreï Bolkonski). © Carole Parodi / Grand Théâtre de Genève