Sir Simon Rattle. Photo Vincent Beaume/Festival d'Aix-en-Provence.

Pour le premier de ses deux concerts symphoniques au festival, l’orchestre londonien a présenté une soirée « d’adieux au romantisme ». La note de programme rédigée par le dramaturge du festival Timothée Picard (dont on salue l’ensemble du travail pour son sérieux scientifique et la qualité d’une plume si plaisante à lire) souligne comment Richard Strauss et Gustav Mahler s’éloignent du romantisme : le premier en lui tournant radicalement le dos (dans certaines œuvres uniquement) au profit d’un néo-classicisme se revendiquant principalement de Mozart (quoiqu’ici ouvert à Lully), et le second en portant la logique romantique à son comble et à son propre épuisement.
Œuvre chambriste, la suite d’orchestre Le Bourgeois gentilhomme reproduit une impression d’effectif instrumental dix-huitièmiste par son petit nombre d’instrumentistes et son orchestration opposant bois et cordes dans la plus grande tradition classique. Impression seulement car un piano se dissimule dans l’orchestre et le trombone de Strauss n’a que peu avoir avec les trombones du Grand Siècle. L’écriture se veut aussi classique : périodes régulières, phrasés équilibrés et thèmes conjoints, Strauss se plaît aussi à perturber cette sage beauté classique en introduisant des incongruités ou en opérant des détournements. Ainsi le troisième mouvement « Le Maître d’armes » est une valse déconcertante où le chant commence au trombone puis se poursuit à la trompette et aux cors, donnant ainsi une hilarante évocation d’une leçon d’escrime à l’époque où les cuivres étaient des instruments réservés aux hommes en armes.
La multitude de détails qui donne toute la saveur de cette pièce est mise en valeur avec efficacité et néanmoins discrétion par les musiciens du L.S.O.. Jamais la virtuosité d’un pupitre ou de l’autre n’occulte l’ensemble, et pourtant chaque partie se distingue par une écriture instrumentale complexe : on salue ainsi dans les cordes la virtuosité ébouriffante de Roman Simovic (premier violon solo), et Rebecca Gilliver (violoncelliste solo). Simon Rattle s’impose dans cette œuvre comme un maestro concertatore plus que comme un direttore : il fait sonner l’orchestre, maintient les équilibres dans une luminosité radieuse. Dès lors, chacun trouve sa place dans cette partition où la musique se joue dans un art de la miniature, et l’on s’attendrit dans l’intermezzo autant que l’on rit dans le dernier mouvement « Le Dîner » dont on devine qu’il s’achève sur quelques excès de boisson, syncopes et arrêts du tempo improbables aidants.
On suit avec délices chacun des événements, des bifurcations et surprises de la partition, sans jamais se perdre dans le détail. C’est là le miracle de la direction de Rattle, cette somme d’individualités de grand talent produit un ensemble d’une évidence renversante : on écoute de loin un petit monde autonome au sein duquel on souhaite se précipiter pour en découvrir tous les charmes.

Au contraire, Le Chant de la terre nous submerge. Première vague qui emporte tout sur son passage, le « Trinklied vom Jammer der Erde » s’impose par son puissant appel de cors initial. Rattle redevient direttore de plein droit pour faire vivre le gigantisme mahlérien avec souplesse. Dans cette partition d’une infinie richesse, il privilégie sans cesse la clarté. Pour ce faire il sait non seulement ménager des plans sonores distincts, mais encore conduire le discours par une complète maîtrise du tempo et de se variations. Ainsi à l’orientalisme discret de Mahler, qui passe comme en contrebande dans l’accompagnement du chant, succèdent les jaillissements lyriques d’une musique qui porte la marque d’une mélancolie Mitteleuropa. À ce titre l’intermède orchestral de « l’Abschied » bouleverse par sa simplicité abbadienne (adjectif qui sous cette plume exprime sans doute la plus grande admiration possible).
Encore une fois, la réussite du London Symphony Orchestra repose sur la qualité individuelle de pupitres d’exception (les longs decrescendos pâlissants de la flûte de Claire Wickes nous font encore frissonner) embrassant la vision d’un fin musicien.
Andrew Staples et Magdalena Kozena forment un duo dépareillé. Le ténor, à la voix certes puissante mais un peu droite et à l’émission nasale un peu trop prononcée, apporte une énergie brute alors que la mezzo-soprano déploie des phrasés longs et classieux qui compensent quelques graves un peu éteints.
Avec de tels adieux, on peut avancer sereinement dans le crépuscule.

Jules Cavalié



Sir Simon Rattle et Magdalena Kozena. Photo Vincent Beaume/Festial d'Aix-en-Provence.