Mis à flots en 1935 en grande pompe, le paquebot Normandie incarne le luxe et la vie mondaine de l’entre-deux-guerres suscitant fantasmes et, comme le rappelle Lola Gruber dans une éclairante note de programme, inspirant les auteurs. En effet, Henri Decoin (librettiste) et André Hornez (auteur des lyrics) ont mis au point un vaudeville transatlantique, où les loisirs et contraintes de la traversée (huis clos et communications réduites avec la terre) contrarient et favorisent tour à tour les projets amoureux des voyageuses de première classe et des employés du bord.

Depuis 2012, Les Frivolités Parisiennes se sont donné pour mission de produire des interprétations historiquement informées du « répertoire lyrique léger français des XIXe et XXe siècles ». Pour retrouver Normandie, la compagnie a fait appel à Jean-Yves Aizic qui a restauré et révisé la partition et l’orchestration originales, trouvant un subtil équilibre entre toutes les couleurs de la palette caractéristique des comédies musicales, des élans cuivrés aux suaves langueurs des cordes, en passant par les rehauts de percussions, de piano et même d’accordéon. L’orchestre placé en fond de scène retrouve ainsi une disposition authentique pour les représentations de comédies musicales, mais s’émancipe aussi et prend part à l’action scénique. Passant avec brio d’un caractère musical à un autre, l’ensemble instrumental participe aussi à la réussite théâtrale de la soirée. Humour, tendresse et fête se succèdent avec souplesse en maintenant un rythme musical évident qui sert la pulsation scénique. À cette énergie répond la mise en scène efficace de Christophe Mirambeau. Celui-ci segmente habilement l’espace scénique réduit de l’Athénée grâce à la manipulation d’une scénographie astucieuse : de grandes lettres composant le nom N-O-R-M-A-N-D-I-E se meuvent pour délimiter des espaces différents, devenir un bar, une table ou un canapé. Les lumières réussies de Fouad Souaker parachèvent ce travail. Ainsi, Christophe Mirambeau donne le sentiment d’une circulation continue à travers les espaces du navire. En outre, il apporte un contrepoint à cette continuité en réglant chaque scène comme un épisode autonome, garantissant réussite comique et fluidité théâtrale. Les projections des belles aquarelles suggestives de Casilda Desazars (aussi décoratrice et costumière), représentant le bateau et ses divers lieux, complètent subtilement le dispositif scénique. Enfin les nombreuses chorégraphies de Caroline Roëlands, qui interprète aussi avec un impayable abattage la Mère du pasteur, achèvent de redonner vie à Normandie en accord avec les critères esthétiques de l’époque.

Pour mettre en œuvre ce spectacle aussi exigeant musicalement que scéniquement, les Frivolités ont réuni une distribution d’authentiques chanteurs-acteurs-danseurs. En effet, de nombreux interprètes évoluent entre théâtre, comédie musicale, chorégraphie, voire mise en scène et écriture pour certains.

Ainsi les trois milliardaires américains, Jim, Ralph et John, sont campés par un trio d’interprètes visiblement rompus à enchaîner les numéros. En effet, que ce soit seuls ou en groupe, Jeff Broussoux (Jim), Denis Mignien (Ralph) et Richard Delestre (John) conservent une pulsation rythmique interne qui leur permet de passer du chant à la danse ou au dialogue sans perte d’énergie. Pères la vertu avec leurs filles, ils n’en sont pas moins en compétition pour conquérir le cœur de Catherine, demi-mondaine en quête de financements à laquelle Sarah Lazerges prête un timbre chaleureux, et fait succéder avec panache la femme souveraine à la séductrice racoleuse. Elle préfèrera finalement Victor, le barman du bord, lorsque celui-ci se retrouvera avec des millions en poche. Le baryton Halidou Nombre ne fait qu’une bouchée de ce rôle, apportant aux traditionnels rôles de serviteur l’attrait certain de sa très belle voix homogène et agile, que l’on souhaite réentendre très vite dans d’autres emplois.

Si la puissance de l’orchestre, pourtant placé en fond de scène, semble justifier une sonorisation des voix, notamment pour les artistes non issus du domaine lyrique, le caractère hâtif de sa réalisation (dans les premières minutes l’équilibre entre les voix et l’orchestre ne fonctionne pas) semble avoir mis en difficulté certains interprètes. Ainsi, Guillaume Paire est crédible dans le rôle de Roland, le garçon d’ascenseur embarqué clandestinement, mais il semble être dans un contrôle permanent d’une voix qu’on devine très sonore. Entre retenue et quelques aigus forcés sa prestation vocale n’est pas à la hauteur de son investissement scénique. Face à lui la Betty de Julie Mossay paraît aussi surdimensionnée pour avoir besoin d’une amplification, mais ses qualités de diction et de phrasé lui permettent de garder le contrôle de son interprétation. Les deux autres filles de milliardaires, Marion Tassou (Barbara) et Caroline Michel (Margaret), jouent avec brio de la fausse ingénuité des personnages, et leurs belles voix lyriques, entre légèreté et ductilité, épousent parfaitement le caractère d’insouciance de la partition. Pierre Babolat (Georges) et Guillaume Beaujolais (Petit Louis) donnent vie à leurs amoureux (et ultimement époux) sans les mêmes qualités vocales mais avec une implication scénique et un sens du texte au service de la dimension comique du spectacle. Enfin Guillaume Durand est un Pasteur idéal, entre crainte perpétuelle de perdre la face devant sa mère et envie de renouer avec sa passion chorégraphique.

Si la rencontre de différentes vocalités désoriente dans les premiers instants, on se laisse embarquer avec plaisir dans cette représentation à l’image de la traversée : une parenthèse bienvenue de légèreté et de plaisir, non sans tangage.

Jules Cavalié



Photos : Casilda Desazars