La question du dispersement de la production lyrique se pose depuis toujours, et à tous niveaux, international comme local, leitmotiv obsédant mais dérouté dont l’écho parcourt tant d’éditoriaux, de discours, de vœux pieux, surtout depuis que la mise en scène s’est imposée comme le facteur souvent prioritaire de la nouveauté, mettant trop souvent au second plan l’exécution musicale et accentuant les coûts de façon vertigineuse tout en créant un niveau d’exigence que bien des scènes ne peuvent affronter. Comment créer aujourd’hui un opéra de George Benjamin sans envisager de le faire tourner ? Comment ne pas applaudir le passage d’un Saül somptueux créé à Glyndebourne et repris au Châtelet ? Et on constate que nombre de théâtres n’envisagent plus guère aujourd’hui de fonctionner dans un splendide isolement pour les productions les plus emblématiques et onéreuses. Les cuistres diront qu’il s’agit là de l’uniformisation de la redite, comme si chacun pouvait s’offrir le voyage permanent pour ne rien manquer, et les théâtres s’obstiner à la dépense à tout va pour un seul et bref moment de fierté solitaire sans suite, réussite ou pas.

On ne peut donc que saluer l’initiative de la Région Sud de promouvoir le regroupement productif dans son cadre géographique propre. C’est qu’entre Avignon, Marseille, Nice et Toulon, ladite Région est riche de quatre scènes remarquables, certes différentes de taille comme de structure, de public comme de tradition, mais qui, faute de moyens propres, peinent souvent à s’inscrire au niveau d’excellence attendu aujourd’hui. Elle s’est donc attachée à mettre en place à l’automne dernier une organisation nouvelle, baptisée Opéras du Sud, permettant d’aider à des coproductions entre ces quatre pôles par l’intermédiaire d’un bras actif, Arsud, un dispositif assurant en tant que coproducteur l’accompagnement du complexe montage artistique et surtout financier de productions communes ; avec pour but affiché de mutualiser les dépenses de production, en particulier au niveau de la mise en scène et des décors, grâce à l’augmentation du nombre de représentations mais aussi à la mise en œuvre des forces vives de chaque théâtre, qu’il s’agisse des chœurs, des orchestres, comme des savoir-faire techniques et administratifs. Et de permettre des réalisations d’un niveau supérieur à la moyenne.

Deux niveaux de productions ont ainsi été mis en œuvre. L’un sur des spectacles légers et mobiles, pouvant être proposés en tournée dans des villes ne disposant pas des équipements propres à la production lyrique : le prototype en a été créé en octobre dernier à Marseille sous la forme d’un diptyque réunissant Offenbach (Pomme d’Api) et Serpette (Le Singe d’une nuit d’été), et repris depuis à Toulon, et bientôt à Avignon et Nice, en attendant d’autres villes moyennes qui seraient séduites par un prix de location très attractif, au quart du prix usuel de ce type de projet.

La seconde forme, autrement plus ambitieuse, a pris son envol à Nice fin février avec La Dame de pique, mise en scène par Olivier Py, qui sera reprise entre avril et octobre dans les trois autres maisons, mais avec les orchestres locaux. Une production effectivement ambitieuse, qu’aucune de ces quatre maisons n’aurait pu assumer seule.

Est-ce pour autant une réussite totale ? La réponse varie selon l’angle d’approche. Pour l’Opéra de Nice, elle est effective, car c’est celle d’une maison qui dépasse ici ses habitudes, créant là un événement porteur d’intérêt (la salle était pleine lors de la troisième représentation, malgré la crainte du Covid-19 et le fait – ou grâce au fait – que La Dame de pique ne fasse pas partie de son répertoire habituel) tout en offrant là un miroir de certaines de ses faiblesses. Selon les critères internationaux en revanche, on est encore loin du Wozzeck réalisé un mois plus tôt à Athènes par le même Olivier Py.

C’est d’abord que le metteur en scène, et Pierre-André Weitz, son incontournable décorateur attitré, ont dû adapter leur propos – usuellement d’un luxe technique exceptionnel – aux moyens locaux : pas de tournette ici, par exemple, point fort du discours visuel et dramatique à Athènes, point de machinerie mobile comme à Bruxelles permettant de monter le plateau entier pour La Gioconda, mais un décor unique, statique, ouvrable à la force des bras comme autrefois. Nous voici dans les ruines d’une galerie des glaces, palais dévasté et crasseux, repaire d’un Hermann suicidaire, antre d’une Comtesse qui tient plus de la tenancière de maison close que d’une aristocrate défaite mais encore digne. Pas de parc, pas de quai sur la Neva, bien sûr, dans cet espace clos qui s’ouvre parfois au niveau d’un praticable haut sur un ciel de sombres nuées galopantes, ou sur le rideau d’un théâtre dans le « théâtre minable » : la Pastorale au délicieux passéisme tant aimé du compositeur y devient copie explicite de la tragédie qui se joue sur la scène, le décalage temporel du déclin annoncé y propose les images d’architectures soviétiques plus tristes encore que le présent de l’œuvre, laissant à l’image finale, fort belle, du double d’Hermann tendant les bras vers la lumière – en quête de rédemption faustienne ? – le soin d’une conclusion trop aisée pour tant de noirceur nihiliste. Un lieu de fantasme, en fait : partant, comme Stefan Herheim naguère, du constat que Tchaïkovski était homosexuel, Olivier Py veut Hermann déchiré dès le départ, non intégrable dans la société du temps, obsédé non par les trois cartes et le désir du rang social qu’elles lui assureraient, mais par un désir de mort qui le mène directement à son inéluctable fin – comme le compositeur, semble dire Py ; il lui crée donc un double homoérotique qui au lever du rideau quitte la couche du héros, et sera de toutes les interprétations et provocations possibles, jusqu’à cette impératrice se faisant empapaouter par un singe tout en en chevauchant un autre sous les vivats de la foule, version cabaret du drame qui touche à l’absolue vulgarité, mais qui passe ici devant un public que rien ne choque – on imagine la bronca à Paris – sans rien ajouter vraiment à la gloire du metteur en scène.

C’est que la femme est ici bien mal traitée, avec Lisa comme seul élément positif, mais faible et impuissant, face à la noire Comtesse et aux dames du chœur, invisibles. Car si ce n’est pas là un spectacle de caserne, c’est d’abord un spectacle d’hommes, omniprésents, et destructeurs par inconscience morale avant tout. C’est, comme toujours avec Py, diablement intelligent. Cela relit autrement le texte de Pouchkine et de Modeste Tchaïkovski comme la musique du compositeur, et les notes d’intention sont explicites dans l’intention de réinterpréter l’œuvre au recul du XXe siècle, en y voyant le portrait d’une société « en phase terminale », où « tout a perdu son sens », et en Hermann « un vaincu qui cherche une sortie élégante, mais (qui) entraîne une jeune fille innocente ». Dont acte, même si cela finit par créer du ressassé plus que de l’inventif à force d’obsession linéaire, là où Tchaïkovski a su inventer de la variété de ton et de la respiration. Car le décor oblige à une sorte d’unité dans le propos, et son côté sinistre devient expression d’un refus de voir l’œuvre telle qu’elle est aussi comme portrait historiquement informé d’une société, pour la placer sous le seul regard d’un projet univoque. C’est irritant, mais ainsi poussé à l’extrême, cela oblige à l’inconfort et donc à la réaction. N’est-ce pas ce que l’on demande au théâtre ?

Reste alors le pendant musical qui a fort à faire pour s’imposer face à pareil coup de poing. Là reste encore un effort à faire, pour l’Orchestre Philharmonique de Nice dirigé trop confortablement par György G. Rath, qui sait certes emporter tout ce qui est mélodique, et immédiatement séduisant dans la partition, mais peine à donner du contenu, du saisissant, du vertigineux au discours sous-jacent, si important, si présent, et ici totalement occulté par une battue trop peu inspirée, laissant la fosse comme saturée par la scène à laquelle elle ne sait répondre que par trop d’absence. Les chœurs masculins (s’y sont joints ceux de Toulon), eux, sont formidables ; les dames, obligées à l’effacement hors de scène, moins convaincantes. La distribution est majoritairement importée des terres russes, à l’exception de la Comtesse de Marie-Ange Todorovitch, qui trouve ici à offrir une voix de mezzo ductile et puissante (on est loin des sopranos défaites en fin de carrière), un français qui permet aux citations un articulé rare, et un personnage d’une théâtralité bien sentie. L’autre figure féminine dominante est la Lisa d’Elena Bezgodkova, belle voix jeune, claire et souple, qui se rit du rôle, et en offre une interprétation aux multiples facettes avec une vraie présence vocale et scénique, tout en se livrant sans excès à la direction de Py. Présence qu’a aussi, façonnée plus avant dans le détail par le metteur en scène, le Hermann d’Oleg Dolgov, dont le ténor clair et presque trop léger manque un peu de l’ampleur requise pour le rôle, qu’il assure sans faillir mais sans y imposer un éclat irrésistible. Déceptions relatives avec le Tomski d’Alexander Kasyanov, sans grand impact, et surtout le Prince Yeletski de Serban Vasile, timbre généreux, ligne parfois un rien douteuse, et interprétation trop monolithique pour pareil rôle. Seconds plans de qualité, avec surtout Artavazd Sargsyan en Tchekalinski très remarquable, Nika Guliashvili en Sourine, la jolie Prilepa d’Anne-Marie Calloni, et la Pauline moins réussie d’Eva Zaïcik. L’ensemble se tient, bien entendu, mais ne réussit pas à s’imposer comme un événement incontournable.

On salue donc l'initiative, attendant qu’elle porte de nombreux et durables fruits, sans oublier de rappeler qu’elle occulte une autre vieille question, celle de la rénovation technique de ces maisons de province française – et pas seulement en Région Sud. Ce sera le cas pour Avignon, dont la réouverture se fera avec cette production en octobre. Mais pour se limiter à l’Opéra de Nice, sans dégagements arrière, sans scène latérale, sans équipements modernes de plateau, c’est un enjeu à considérer sans attendre si l’on veut y créer ces événements qui réclament aujourd’hui toujours plus de prouesses visuelles à l’opéra, condition discutable, mais réelle du succès.

Pierre Flinois


À lire : notre édition de La Dame de pique, L’Avant-Scène Opéra n° 119/120


Photos : Dominique Jaussein