Mathias Vidal (Basilio), Carlo Lepore (Bartolo), Jennifer Larmore (Marcellina), Stéphane Degout (le Comte), Robert Gleadow (Figaro), Anna Aglatova (Susanna) et Vannina Santoni (la Comtesse).

L’annonce des débuts à la scène lyrique du cinéaste James Gray, 50 ans tout juste et auréolé d’un statut de réalisateur américain tel que l’Europe aime à les admirer – post-nouvel Hollywood et New-Yorkais avant tout –, créa l’événement. Qu’il s’attelle aux Noces de Figaro fut l’autre surprise : comment donc, l’homme de Little Odessa, The Yards ou Two Lovers se frotterait à Mozart et Da Ponte ? Pourquoi pas, a-t-on envie de répondre, puisqu’il se plaît aussi à passer du film noir à la reconstitution historique (The Immigrant), de la mafia russe au fantasme amazonien (The Lost City of Z) ou même au film spatial (Ad Astra). Ces Noces de Figaro ont apporté leur réponse en forme de nouvelle surprise : classicisme, voire tradition.

La scénographie de Santo Loquasto (décorateur régulier de Woody Allen comme des scènes de Broadway) assume un XVIIIe siècle très architecturé (où jouent les belles lumières de Bertrand Couderc), que l’on préfère dans son option allégée (l’acte III et son épure aérienne) plutôt que dans son abondance décorative (les structures de bois du I, les innombrables accessoires de la chambre de la comtesse, le jardin luxuriant du IV ont tendance à étouffer l’espace). Les costumes de Christian Lacroix sont ébouriffants de luxe, au point de frôler le too much : la coproduction avec le Los Angeles Opera est-elle pour quelque chose, esthétiquement ou budgétairement, dans cette débauche de plumes, dentelles, brillants, tissus, couleurs, motifs ? On pourrait donc craindre que l’imagerie poudrée supersized ne soit la seule ligne directrice de la production. Heureusement, et même si l’on regrettera la victoire de l’opulence sur la sobriété visuelles, la direction d’acteurs de Gray nous offre des Noces bien vivantes, drôles ici, graves là, parfaitement calibrées sur la présence scénique de leurs interprètes. Le premier degré littéral (qui n’est pas blâmable en soi, surtout lorsqu’il se pose sur un livret de la trempe et de la richesse de celui de Da Ponte) s’accompagne d’intentions et effets justement dosés, parfois millimétrés dans leur expression gestuelle, glissés même dans les grands ensembles (dont l’exigeante mécanique buffa fonctionne ici à plein). Une pointe d’outrance (Marcellina et ses ridicules de duègne) est compensée par la juste émotion qui naît des rapprochements Cherubino-Comtesse, et voir Susanna jouer furtivement de l’éventail comme d’un surin ou Figaro toiser le Comte en un pur jeu burlesque fait partie des grands plaisirs de la soirée.

Une belle harmonie se dégage du plateau vocal, joueur et de très haute qualité. Au Figaro sanguin, carnassier même de Robert Gleadow, dont on ne doute pas qu’il mettra bientôt la tête de son padrone sur une pique, répond la Susanna solide et tempérée d’Anna Aglatova, chant généreux et solaire. Stéphane Degout possède toute l’aristocratie du Comte, dont il parvient habilement à naviguer les méandres tantôt hautains et cruels, tantôt ridicules et pathétiques ; en Comtesse, Vannina Santoni relève le défi de ses airs périlleux de mise à nu, et quelques rares faiblesses d’intonation sont amplement compensées par son expression délicate et profonde, communicative. Eléonore Pancrazi est un Chérubin débordant de vie, touchant et drôle, dont on comprend qu’il ne puisse résister à la Barberine déjà femme de Florie Valiquette. Du couple Bartolo-Marcellina vient le seul déséquilibre de la soirée : Carlo Lepore tient magistralement sa partie, quand Jennifer Larmore doit faire passer sa voix déconstruite, et certains sons touchant au mystère des abysses, sur le compte de l’hystérie de son personnage, finalement lassante pour l’œil et l’oreille. Parfaits Antonio de Matthieu Lécroart et Curzio de Rodolphe Briand, au délicieux bégaiement musical, et mention spéciale au Basilio sous acide de Mathias Vidal, moliéresque.

En fosse, le Cercle de l’Harmonie sonne avec une belle rondeur (tout comme le chœur Unikanti, très harmonieux), paradoxe intéressant vu la direction électrique de Jérémie Rhorer qui ose des tempi de course-poursuite enfiévrée. La Journée est bien Folle, mais aussi déliée et tenue de bout en bout sans faux pas : le chef se démultiplie, entre musiciens et chanteurs, d’une attention permanente et d’un geste efficace. On aimerait simplement un rien de respiration en plus, notamment dans certains enchaînements où les ruptures tonales (délicieux continuo, au demeurant, de Paolo Zanzu emperruqué) ont l’effet d’un montage cut un peu trop radical, ou dans les récitatifs, qui fusent à une vitesse supersonique défiant les spectateurs les plus avertis. Le mot de la fin est ainsi doublement pertinent : « corriam tutti a festeggiar ! »

Chantal Cazaux

À lire : notre nouvelle édition des Noces de Figaro, à paraître en janvier 2020.

Photos : Vincent Pontet.