Dimitry Ivashchenko (Kontchak) et Ildar Abdrazakov (Igor).

Heureuse initiative que l’entrée du Prince Igor au répertoire de l’Opéra national de Paris. Malgré un livret bien mal construit (trop de personnages éphémères ou sans connexion, un rôle-titre écartelé en trois monologues), la partition de Borodine (laissée inachevée par le compositeur à sa mort en 1887, complétée et en grande partie orchestrée par Glazounov et Rimski-Korsakov) est un bijou. Une volupté mélodique digne de Tchaïkovski y croise la truculence d’un Moussorgski, la déflagration des pages chorales alterne avec les stases intérieures du souverain en déroute. Car, malgré son happy end, Le Prince Igor est l’histoire d’un échec : parti guerroyer, Igor est fait prisonnier par le khan polovtsien et laisse la Russie aux mains de son beau-frère Galitski, affreux jouisseur sans morale ; c’est dévastée – tant par la férule abjecte de Galitski que par les armées polovtsiennes – que la Russie retrouvera Igor…

Barrie Kosky choisit d’en faire aussi l’histoire d’un mensonge : que le livret nous présente le khan polovtsien comme un ennemi respectueux de ses prisonniers, la mise en scène nous les figure ensanglantés par la torture ; que le finale narre le retour d’Igor encensé par son peuple, l’image scénique montre le peuple russe glorifiant un pantin qu’il croit être son prince. C’est certes donner un peu de nerf au livret qui en manque, mais compliquer aussi sa perception – ce qui ne devrait pas être l’objectif lors d’une entrée au répertoire. Deux exemples : devenue improbable vu le nouveau khan dessiné par Kosky, l’histoire d’amour entre le fils d’Igor et la fille du khan est traitée scéniquement sur le mode fantasmatique, sans que cela ne convainque vraiment ; plus radical : les Polovtsiens disparaissent, et leurs danses et chants sont assumés par les Russes en haillons. Second degré, certes, mais peu explicite et, surtout, mal développé. Que Kosky ait voulu une scénographie contemporaine, pourquoi pas – même si cela nous vaut les sempiternels kalachnikovs et treillis trop vus désormais, ou une voie d’autoroute peu évocatrice (décors de Rufus Didwiszus, costumes de Klaus Bruns). Mais faut-il vraiment le justifier d’un « en France, on ne connaît pas le personnage d’Igor […] Il était donc important de présenter un récit contemporain auquel le public puisse se rattacher » (programme de salle) ? C’est faire peu de cas des capacités de curiosité et d’appréhension dudit public. Surtout, la direction d’acteurs lasse par sa répétitivité, sur le mode hystérique : on se tord de douleur (Igor), on se roule par terre (Vladimir), on se prend la tête à deux mains en balançant ses cheveux (Iaroslavna), on brandit son arme bien haut (les Russes).

Heureusement, la soirée musicale est pure merveille. Oublions les quelques flottements de mise en place inhérents à la première : les Chœurs de l’Opéra sont somptueux d’impact, et l’Orchestre est peu à peu galvanisé sous la direction de Philippe Jordan (qui se lâche surtout à partir de… l’ouverture, déplacée en cœur de représentation). Les fameuses Danses polovtsiennes sont évidemment un morceau de choix, auquel les costumes de Bruns et la chorégraphie d’Otto Pichler confèrent une saveur étrange, entre enfance et onirisme, misérabilisme et humour noir. Quant au plateau vocal, c’est tout simplement un sans-faute, y compris pour les « petits » rôles très élégamment caractérisés : la Polovtsienne d’Irina Kopylova, délicate et lumineuse, l’Ovlour de Vasily Efimov, à la spontanéité prenante. Parfait binôme « Skoula et Iérochka » d’Adam Palka et Andrei Popov, complémentaires et colorés ; digne et sobre khan Kontchak de Dimitry Ivashchenko ; émouvant Vladimir (le fils d’Igor) de Pavel Cernoch (même si son haut-medium se teinte d’un sanglot un peu trop présent) ; parfait Galitski arrogant et autoritaire de Dmitry Ulyanov. Les deux voix féminines sont le jour et la nuit, chacune frémissante et superbe : Elena Stikhina (Iaroslavna) déploie la sensibilité radieuse du grand lyrique « blond » et néanmoins fervent ; Anita Rachvelishvili (Kontchakovna) impose son bronze en fusion, voluptueuse et statuaire, sidérant par la projection de ses graves. Quant à Igor tel que servi par Ildar Abdrazakov, il marquera : l’acteur va très loin dans son incarnation expressive du prince déchu, sans jamais entamer la gloire d’une voix mâle et mordante, nourrissant ses monologues de nuances et d’éclats à la noirceur douloureuse et magistrale. Le public de la première fait un triomphe aux troupes musicales, réservant ses huées à l’équipe scénique – mais, souhaitons-le, conquis par Igor et Borodine.

Chantal Cazaux

A lire : Le Prince Igor / L’Avant-Scène Opéra n° 168

 
Elena Stikhina (Iaroslavna) et Dmitry Ulyanov (Galitski).
Photos : Agathe Poupeney / OnP.