Ana María Martínez (Cio-Cio San) et Laurent Naouri (Sharpless)

Nous avons assisté à la 105ème représentation à l’Opéra Bastille de Madame Butterfly dans la production de Robert Wilson, toujours aussi esthétisante, et si immuable que seule sa distribution semble en renouveler l’impact global. Le 13 novembre, ce chiffre sera passé à 110, et la Butterfly de Bob Wilson battra ainsi d’un rien le Faust de Lavelli, qui entre Garnier et Bastille finit par atteindre 109 représentations de 1975 à 2003. Mais elle restera loin encore derrière Les Noces de Figaro signées Strehler… S’il y a record, en fait, c’est que ces 110 dates n’auront connu que la scène de Bastille, cette production s’affichant ainsi comme la plus jouée du répertoire de la salle désormais trentenaire. L’occasion de s’interroger sur l’usure des spectacles. Que ce soit pour ces Noces ou ce Faust pourtant rabâchés, leur abandon laissa le sentiment d’une perte, tant ils paraissaient toujours actuels, et promis encore à émerveiller un public toujours neuf qui en fut désormais privé. On se souvient de la joie d’un confrère canadien pouvant au milieu des années 2000 dire du Faust : « J’en rêvais, je l’ai enfin vu, après tant d’années… formidable ! » Justification qui ne peut s’appliquer qu’aux réussites absolues.

La Butterfly de Wilson paraît elle aussi immuable, et prête encore à séduire le futur. Elle est assurément indémodable, car dès l’abord elle fut hors du temps. C’est tout l’art du metteur en scène américain d’inscrire l’image dans la mémoire avec toujours le même vocabulaire – pour l’art lyrique assurément, les spectacles proches de la comédie musicale le voyant libérer autrement ses principes de direction d’acteurs.

Mais sa Butterfly a sur ses égales une spécificité : le japonisme figé qui fait le style de son auteur est ici particulièrement en phase avec l’œuvre. On a vu tant de productions où la « japoniaiserie » l’emporte (jusqu’à ces rares images filmées de Callas qui minaude), quand ici s’impose une esthétisation devenue quasi muséale, mais comme éternelle. Certes, l’époque a changé depuis sa création en 1993. On demande les vertiges d’un regard neuf qui nous montre autre chose : n’a-t-on pas croisé une Butterfly rapportée à l’occupation américaine du Japon ? Ce n’est pas là le propos de Wilson, qui ressassant la beauté propre de son spectacle nous convie à l’admirer en soi.

Certes, il n’est plus tout à fait le même, son auteur revenant régulièrement y porter d’infimes retouches d’éclairage, de densité, de détail de jeu, qu’il est bien difficile de préciser quand on ne l’aura vue que 4 ou 5 fois en 26 ans, mais que confirme le programme de salle L’Artifice redoublé signé de Frédéric Maurin. Peu importe le détail, cependant, cette Butterfly demeure, vide pour les uns, débordante pour les autres, et emblématique de ce répertoire qui a tant de mal à se justifier parfois.

L’œil ravi, l’oreille peut alors profiter de la seule variable possible, l’exécution musicale, dont il faut remarquer qu’on n’y inscrivit aucune star du chant à ce jour. C’est qu’avant même d’incarner, il faut d’abord entrer dans les exigences du metteur en scène, ce qui n’est pas donné à tous.

Pour cette neuvième série de reprises, c’est en fait la personnalité musicale d’Ana María Martínez qui domine. L’actrice a du charme, et sait le plier à la contrainte fondamentale imposée du geste et de l’attitude. Et si le personnage est au premier acte un peu gêné dans la gestique, il s’impose par la suite en faisant passer l’émotion sur le contrôle du jeu. La voix met un peu de temps à se chauffer, laissant entendre un vibrato fort sensible, puis rayonne vite entre aigus délicieusement allégés, chaleur naturelle du timbre et culture du beau chant où la délicatesse l’emporte sur l’effet. Le Pinkerton de Giorgio Berrugi, annoncé souffrant, impose peu à peu un timbre richement coloré, et des moyens importants qu’on sent ici très retenus. Mais la prise en charge psychologique par le chant demeure inexistante et l’acteur ne rayonne en rien, et se retrouve parfois en porte-à-faux par rapport au style wilsonien qu’on lui sent totalement étranger.

Deux figures s’imposent alors autrement mieux que lui sur ce plan : le Sharpless de Laurent Naouri, dont l’élégance physique et l’humanité compatissante passent aisément la retenue, grâce à une maîtrise vocale de premier plan, et la Suzuki de Marie-Nicole Lemieux, souveraine par l’ampleur et la majesté de l’instrument, et une présence physique aussi rayonnante que celle de sa maîtresse, qui lui fait aussi extérioriser la contrainte de la direction d’acteurs pour en faire une leçon personnelle.

Le Goro sonore de Rodolphe Briand et le Yamadori de Tomasz Kumiega sont irréprochables, comme le Bonze de Robert Pomakov. Giacomo Sagripanti mène le jeu orchestral, et les éclats et les murmures du chœur (malgré quelques décalages au début) dégagent une sérénité manquant parfois de dynamique, mais aussi un sens réel de la nature sentimentale de l’œuvre.

Bref, une fort bonne reprise, qui s’ajoute à l’histoire heureuse d’un spectacle qui peut continuer à séduire longtemps encore.

 

Pierre Flinois

À lire : notre édition de Madame Butterfly : L’Avant-Scène Opéra n° 56

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Ana María Martínez (Cio-Cio San) et Giorgio Berrugi (Pinkerton)
Photos : Svetlana Loboff