Nahuel Di Pierro (Ercole)

Italien, Mazarin rêvait d’acclimater en France l’opéra, né dans son pays. En 1647, il commanda (et fit jouer dans son propre théâtre) un Orfeo au Romain Luigi Rossi. Mais pour les noces de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, il fallait frapper plus fort : on invita à Paris le plus célèbre compositeur du temps, Francesco Cavalli, et on mit en chantier, au sein du palais royal des Tuileries, une salle dévolue au nouveau genre. Hélas, les travaux de cette Salle des machines traînèrent et le projet fut encore ralenti par le décès de Mazarin. Pour le mariage du roi, en 1660, l’on dut se contenter de reprendre le Xerse composé six ans plus tôt par Cavalli. Ercole amante, spécialement conçu, lui, pour le public français (ce dont témoignent la coupe en cinq actes et le choix d’une basse, plutôt que d’un castrat, pour le rôle-titre) ne fut créé qu’en 1662. Sans aucun succès : l’acoustique de la Salle des machines (depuis détruite) s’avéra catastrophique et Lully avait veillé à saboter l’entreprise de son compatriote en truffant l’ouvrage d’interminables ballets.

Somptueux fleuve musical exigeant vingt solistes et dix décors, cet Hercule amoureux n’en est pas moins un chef-d’œuvre, gorgé de mélodies, de chœurs (parfois doubles), de lamentos et, plus original, d’ensembles magnifiques (duo de l’acte III, trio du IV, quatuor du V) : au gré de scènes infernales ou de sommeil, de cérémonie funèbre ou de tempête, d'enchantements et chaconnes, il couronne l’opéra vénitien tout en préfigurant la tragédie lyrique française…  

En 1979, Michel Corboz et Jean-Louis Martinoty en proposaient, à l’Opéra de Lyon, une recréation qui fit date (et fut immortalisée par Erato, à la suite d’une reprise au Châtelet, l’année suivante) ; depuis, après quelques autres productions plus confidentielles (Ambronay, en 2006), on a pu applaudir celle commandée à David Alden et Ivor Bolton par Amsterdam (DVD Opus Arte).

Mais Paris n’avait toujours pas lavé l’affront fait à Cavalli par Louis XIV : c’est l’Opéra-Comique qui s’y colle, avec, à la baguette, Raphaël Pichon (déjà signataire d’un Orfeo de Rossi remarqué) et, à la scène, le tandem Valérie Lesort et Christian Hecq (responsables in loco de l’heureux Domino noir d’Auber). Ces derniers, tout en adressant un clin d’œil à leurs prédécesseurs (Pichon, comme Corboz, délivre l’unique réplique de Mercure !), signent un spectacle trépidant, qui n’hésite pas à marier Le Cinquième élément de Luc Besson aux films de Tim Burton, La Reine des neiges à Astérix. Vénus (qui encourage Hercule à violer Iole, l’amoureuse de son fils Hyllo) fait son apparition dans une fleur carnivore, avant de piloter un poussin rose ; son adversaire Junon (qui déteste Hercule, fils adultérin de son époux Jupiter) préfère voler en paon ou en montgolfière ; des astres crachant l’or descendent des cieux tandis que les enfers vomissent des damnés putréfiés ; ici, le soleil a des yeux et les evzones la jupe folâtre ! Léger mais foisonnant, parfaitement réglé (magnifique traitement du siège enchanté), le show bat son plein dans le cadre joliment allusif d’un amphithéâtre, qui flatte les voix et permet une intégration maline du chœur. On s’amuse beaucoup - mais fallait-il pour autant transformer Ercole amante en énorme opéra bouffe ? Les scènes poignantes des derniers actes (suicide d’Hyllo, épithalame) se seraient bien passées de certains gags : le public ne peut-il être conquis que par le rire ? Le baroque n’est-il pas un art du paradoxe, qui convoque aussi la noirceur ?

Même univocité du côté la direction de Pichon, d’une sensualité renversante, riche de nuances dynamiques, mais jouant sans cesse de la caresse et de la profusion, jamais du dépouillement – tout est chanté, jamais vraiment récité, et on se prend à espérer, parfois, que les deux harpes cessent de nous abreuver d’arpèges… L’émotion viendra donc des voix. Du chœur Pygmalion, d’abord, merveilleux de cohésion et de puissance dès le Prologue, et divin en petit effectif (le trio des Songes !). Même délices du côté du jeune couple d’amoureux, le radieux Krystian Adam (Hyllo) et la lumineuse Francesca Aspromonte (Iole). Giuseppina Bridelli dessine une bouleversante Déjanire (« Ahi, ch’amarezza »!), Anna Bonitatibus, dix ans après sa prestation à Amsterdam, une toujours impériale Junon, malgré une émission alourdie, Giulia Semenzato une Vénus délicieusement perverse et Luca Tittoto un fracassant Eutyro. Vraie basse à la voix saine et, en outre, bon comédien, Nahuel Di Pierro privilégie le chant athlétique – certes, il est Hercule, mais cela exclut-il les nuances ? Les déceptions viennent des serviteurs. Pichon fait la même erreur que Christie dans sa récente Poppée en distribuant Dominique Visse dans un rôle de ténor : l’ex-contre-ténor s’échine à passer d’un falsetto inaudible à de vilaines notes de baryton, sans jamais trouver son centre, menaçant ainsi l’équilibre des ensembles auxquels il participe. L’autre contre-ténor (Ray Chenez, en Page) n’étant guère aguerri, les scènes voulues comiques par Cavalli sont donc les moins drôles du spectacle. Vous avez dit « paradoxe » ?...

Olivier Rouvière


Giulia Semenzato (Bellezza) et Nahuel Di Pierro (Ercole)
Photos : Stefan Brion