Alexandre Duhamel (Huascar)


Très attendue, la nouvelle production des Indes galantes offerte par l’Opéra de Paris déçoit beaucoup, tout en réservant néanmoins quelques grands moments – lesquels sont avant tout musicaux et chorégraphiques.

Première surprise, agréable : Leonardo García Alarcón parvient à faire sonner Rameau dans le vaisseau Bastille, même si les formats vocaux réunis auraient été plus adaptés à Garnier – est-ce pour cela que le metteur en scène Clément Cogitore cantonne les solistes à l’avant-scène ? Ce n’est en tout cas pas une excuse pour les planter si fréquemment face au public, statiques voire statufiés, ou au contraire déambulant de cour à jardin sans but déterminé (ou déterminable). Retour à la musique, donc : la direction d’Alarcón, d’une très belle gestuelle calligraphique, innerve la Cappella Mediterranea d’une énergie pleine de panache, prévient avec soin les éventuels décalages dus à l’immensité du rapport scène/fosse, ose aussi la poésie de solistes flottants, libérés de toute entrave. Le Chœur de Chambre de Namur fait montre d’une qualité exceptionnelle – équilibres, diction, couleurs – et assume crânement ses interventions chorégraphiées – on aurait pu lui épargner de venir chanter trois notes dans la salle avant d’en repartir, sans raison ni dans un sens, ni dans l’autre. Hébé dessinée en grande bourgeoise rigide, Zima joueuse, Sabine Devieilhe offre en Phani l’un des plus beaux moments de la soirée : son « Viens, hymen » s’élève comme un fil de soie porté par le vent, secondé par un solo chorégraphique de toute beauté, qui joue opportunément du glissement, de la légèreté, de la suspension. Florian Sempey convainc plus en Adario qu’en Bellone, dont les graves pourraient être plus sonores, quand Alexandre Duhamel, Huascar et Don Alvar mordant, laisse échapper quelque faiblesse d’intonation qui tranche sur le style plus idiomatique de ses partenaires. Délicieuse en Amour et en Zaïre, Jodie Devos pâtit pourtant, comme Julie Fuchs (attachante Émilie et Fatime) d’une direction d’acteurs qui les fige et semble leur ôter tout naturel. De même, Edwin Crossley-Mercer (Osman et Ali), quoique fort honnête, semble en retrait, pouvant moins jouer qu’attendu sur la noblesse (d’âme ou de rang) de ses personnages. Les deux ténors sont opposés au possible : Valère un rien discret mais Tacmas au travesti extraverti de Mathias Vidal, dont le timbre se prête volontiers au rôle de caractère ; Carlos puis Damon assez arrogants de Stanislas de Barbeyrac, qui semble forcer ses moyens au-delà de l’aristocratie et sonne presque plus que nécessaire.

Seconde émotion : la danse. Le court métrage de Clément Cogitore présenté sur la 3e Scène de l’Opéra en 2017 avait dévoilé l’inattendue puissance esthétique et intellectuelle du rapprochement entre la musique de Rameau et les danses urbaines, en collaboration avec la chorégraphe Bintou Dembélé. Avec sa compagnie Rualité, elle prend ici la main sur un (très) « long métrage » en un prologue et quatre entrées. Plusieurs écueils n’auront pas été franchis : certaines danses sont aplanies en pantomime, la nécessité dramaturgique de certaines options reste floue (le catwalk du Prologue) ou sous-utilise le plateau (les mini-podiums de démonstration, les cabines de prostitution des Fleurs). Mais ailleurs explose la conjonction évidente entre le « divertissement » dansé de Rameau, son nerf rythmique, et l’élasticité bondissante, l’électricité virtuose des langages chorégraphiques ici convoqués – dont on ne fera pas semblant d’avoir perçu toutes les spécificités (les nuances séparant Hip Hop, Popping, Break Dance, Krump, Flexing, Voguing et autre Waacking nous sont encore obscures !). Ces séquences, dont la plus emblématique est sans doute le Calumet de la Paix mué en battle de haut vol, conquièrent l’enthousiasme du public.

Au point qu’il en oublie le décor sinistre (des parois noires) et sa pénombre perpétuelle, seulement habités de quelques gestes « puissants » (un bras articulé géant, qui vient hisser des entrailles du plateau tel ou tel élément de scénographie ; des éclairages soudain éblouissants) qui peinent à faire dramaturgie. Là est la grande déception : mis peut-être sur une fausse piste par la rencontre annoncée des danses urbaines et de Rameau, comme par l’esthétique du court métrage de Clément Cogitore, sombre voire menaçante, on espérait qu’un regard moderne se pose sur ces Indes galantes, fouaille au cœur leur propos et sa possibilité même aujourd’hui. Amplement développée sur le papier (voir le programme de salle), la réflexion possiblement géo-esthético-politique se limite, en scène, à une opposition sociale entre capuches et matraques, au demeurant frileusement gérée : aucun heurt ni rapprochement réel entre deux mondes opposés (l’Occident et – tour à tour – les Turcs, les Incas, les Persans, les Sauvages), puisque la danse est exclusivement du côté des capuches. On arguera qu’il s’agit justement de pénétrer de l’intérieur le lieu du « discours sur » ; posture intellectuellement jouable, mais théâtralement… ennuyeuse. Rien ne se passe, d’autant que Clément Cogitore évacue des questions de fond (gestion des chœurs, de l’espace, profondeur de champ), fait disparaître l’incarnation des personnages derrière des placements contraints, ostensibles mais qui racontent peu. Le tour de force de la production est donc d’installer un ennui palpable qui pourtant se mue en franc succès, dès lors que la danse prend les commandes du plaisir, du jeu et du théâtre.

Chantal Cazaux


À lire : notre édition des Indes galantes / L’Avant-Scène Opéra n° 312


Sabine Devieilhe (Phani)
Photos : Little Shao / OnP