La parabole grinçante de Brecht et Weill, créée en 1930 à Leipzig, est un des temps forts – même si imparfait – du festival. Fondée ex nihilo par trois hors-la-loi en cavale dont Leokadja Begbick, mi-mère maquerelle, mi-visionnaire hallucinée, est la meneuse, Mahagonny est une « ville-piège » qui prend dans ses filets tous les perdus de la société espérant s’y abrutir de consommation (à tous vents : sexe, nourriture et boisson). Avec l’argent comme clé pernicieuse d’un bonheur fallacieux, avec la levée des interdits comme illusion de liberté, Mahagonny sombrera avec ses habitants, au premier rang desquels Jim Mahoney a cru, un temps, se dessiner un destin – avant de se voir laminé et condamné par ses « concitoyens ».

À la tête d’un Philharmonia Orchestra en grande forme, Esa-Pekka Salonen rend justice au spectaculaire d’une partition qui, si elle joue parfois des rythmes jazzy de son temps ou de la fausse simplicité de la « chanson », n’en oublie pas pour autant le cuivré du grand symphonique, voire la déflagration tellurique. Certains effets de masse sonore, au relief écrasant et aux couleurs cruelles, sont particulièrement impressionnants, aidés par le remarquable chœur d’hommes Pygmalion. Le plateau vocal est, dans son ensemble, de très haute qualité, mais pâtit de deux lacunes assez dommageables, car de premier plan. L’une, partielle, tient dans la voix aux registres profondément disjoints désormais affichée par Karita Mattila (Leokadja) ; les graves sont percutants, les aigus d’autorité, mais le bas-médium, qu’il soit chanté ou parlé, reste inaudible sauf à être forcé en voix de poitrine alors arrachée ; cela ne dépare pas le caractère impérieux du personnage, que Mattila investit avec une grande présence, mais nous prive tout de même du suc de beaucoup de ses interventions. L’autre regret est entier : Annette Dasch n’a pas la tessiture de Jenny ; elle y disparaît complètement, surnageant quand quelque médium-aigu lui permet de mieux projeter sa voix, arrondissant étrangement les angles de ses attaques (en soufflet) sans trouver, sauf exception, la gouaille directe et frondeuse qu’on attend ici. Heureusement, Nikolai Schukoff ne fait qu’une bouchée du rôle éprouvant de Jim Mahoney, bravoure vocale en haut panache quand Weill se pique d’héroïsme, humanité vibrante du bûcheron d’Alaska se rêvant une nouvelle vie quand il faut être plus « populaire », fragilité aussi quand il s’agit de la rencontre avec Jenny ou de la déchéance finale du personnage. Autour d’eux, Moïse manquant de métal mais pas de charisme de Willard White, Fatty pénétrant d’Alan Oke, Jack bien chantant de Sean Panikkar, Bill joueur de Thomas Oliemans, Joe de belle profondeur de Peixin Chen et impeccable sextuor de Filles.

Le metteur en scène Ivo van Hove use de deux images scénographiques et dramaturgiques pour évoquer librement, d’une part, la distanciation du théâtre brechtien, d’autre part, le sujet de l’opéra – un monde en train de se fabriquer : le filtre des écrans vidéo (conception : Tal Yarden), et l’illusion d’un plateau en cours d’installation (scénographie et lumière de Jan Versweyveld). La scène presque à nu du Grand Théâtre de Provence voit d’abord débarquer les trois « fondateurs », Leokadja, Moses et Fatty, auquel on a donné le look de Harry Dean Stanton dans le Paris, Texas de Wim Wenders (barbe, costume fatigué et, surtout, casquette rouge) : clin d’œil à ce désert américain dans lequel erre, dans le film, Travis Henderson, et que les trois fugitifs de Brecht vont tenter de réinventer en ville nouvelle d’un Ouest fantasmé – on a d’ailleurs souvent rapproché Mahagonny de La Ruée vers l’or. Les éléments de décor et certains costumes y seront ensuite intégrés à vue, et notamment ces écrans offrant un second point de vue sur l’action en scène, tour à tour zoomé, démultiplié, en contrechamp classique ou en incrustation. Réalité et illusion se questionnent dans le procédé, rencontrant parfois des moments de poésie inattendue (Jim Mahoney et sa « boule à neige » lorsqu’il évoque son Alaska : on n’est pas loin de la tendre nostalgie des mineurs de La fanciulla del West !), mais s’abîmant aussi parfois dans des longueurs (le défilé de clients chez la prostituée filmée en « porno muet ») ou dans une occupation de la scène un peu abusive (les écrans verts servant aux incrustations sont trop longtemps inutilisés). Mais la gestion simultanée des outils techniques et de la foule humaine occupant le plateau reste virtuose et expressive, amenant à des agrégats de corps soigneusement réglés, jouant du déplacement de la focale entre cour et jardin et de la profondeur des plans scéniques en un art tout cinématographique, d’où résulte un théâtre à la fois mobile et puissant.

Chantal Cazaux

À lire : notre édition de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny / L’Avant-Scène Opéra n° 166


Photos : Pascal Victor / Artcompress