Première édition du Festival d’Aix-en-Provence conçue par son nouveau directeur Pierre Audi, le millésime 2019 a surpris, lors de sa présentation, par son changement de cap (aucun opéra de Mozart) et la radicalité temporelle de sa programmation lyrique (Tosca de Puccini, 1900 ; Mahagonny de Weill, 1930 ; Jakob Lenz de Rihm, 1979 ; Les Mille Endormis, création mondiale d’Adam Maor; et la création française du tout récent Blank Out de Michel van der Aa).

Mozart pourtant est bien présent, par le biais de son Requiem proposé en version scénique au Théâtre de l’Archevêché – ce n’est pas une première : l’ouvrage a inspiré récemment Bartabas (Salzbourg 2017) ou le chorégraphe Yoann Bourgeois (Lyon/Paris 2019). Ici, Raphaël Pichon et Romeo Castellucci proposent au public une expérience aussi humaine qu’artistique : une messe des morts célébrant la vie, une réflexion sur la finitude s’ouvrant sur le cycle de la régénération.

Le chef s’est étroitement associé à la démarche du metteur en scène, construisant autour du Requiem un chemin musical passant par le chant grégorien ou d’autres pièces sacrées (ou réutilisées comme telles) de Mozart, et se terminant sur un céleste In Paradisum. Après une première représentation bousculée par l’orage (le 3 juillet), la soirée du surlendemain voit l’ensemble Pygmalion en forme exceptionnelle : l’orchestre sonne avec alacrité, les sonorités funèbres trouvent le juste équilibre entre raucité et fondu, la direction de Raphaël Pichon alterne vigueur et tendresse. Surtout, le chef parvient à une fusion entre fosse et plateau d’autant plus exceptionnelle au regard de l’engagement scénique demandé aux interprètes : on ne sait qu’admirer le plus entre l’harmonie parfaite des attaques et désinences, de l’intonation et des équilibres que le chœur Pygmalion distille au cours de la soirée, et les conditions physiques dans lesquelles la performance est réalisée – tout en chantant, le chœur danse, joue, compose des tableaux vivants, et, si les tressautements des corps concourent évidemment à une légère déperdition de puissance dans les passages les plus dramatiques, ils n’empêchent en rien la précision, la projection et la beauté du son. Chapeau bas. Le quatuor de solistes est par ailleurs très harmonieux (soprano fruité et rayonnant de Siobhan Stagg, alto généreux et maternel de Sara Mingardo, ténor élégant et racé de Martin Mitterrutzner, basse en tous points admirable de Luca Tittoto), formant famille. Une famille à laquelle il faut ajouter le remarquable enfant soprano Elias Pariente (en alternance avec Chadi Lazreq), voix angélique et présence joliment affirmée devant le public, et auquel revient le dernier mot du spectacle : « requiem », ce « repos » éternel qui clôt l’In Paradisum après avoir amorcé la messe funèbre de Mozart.

Entre l’alpha et l’oméga de cette boucle parfaite, Romeo Castellucci propose, lui, un chemin scénique et visuel d’abord déroutant, puis peu à peu intellectuellement stimulant et, surtout, d’un profond humanisme. Déroutantes, ces danses folkloriques dont la joie naïve contrepointe par antiphrase les paroles chantées (qui sont souvent sacrifice, supplique pitoyable ou foudres divines). Est-ce l’aspect terrien de leurs pas scandés ou les costumes slaves convoqués ? On trouve là un écho au Sacre du printemps, dans ce rapprochement entre rituel de mort et célébrations païennes. Stimulante, cette litanie des grandes extinctions projetée en fond de scène, où la grande échelle (les espèces préhistoriques) côtoie la plus petite (la flèche de la cathédrale Notre-Dame), le fait de l’homme (les peuples décimés), celui du temps (les langues mortes), le factuel (le phare d’Alexandrie), l’imaginaire (le rouge, la poussière, etc.). Incroyablement touchante, la narration humaine qui la sous-tend, partant, dans les premières minutes du spectacle, d’une vieille femme sur son lit de mort, pour « accoucher », à son épilogue, d’un nourrisson comme vierge de tout ce qui a précédé.

Dans ce recommencement proposé (repos éternel au paradis, ou nouvelle chance offerte hic et nunc ?) en réponse au Requiem, dans cette réflexion à la fois humaniste et métaphysique portée par un art de l’image où sens et signe se confondent, dans ce rapport à la musique même, où une œuvre non scénique devient soudain rite visuel, on a ressenti le même frisson, le même vertige qu’au bout de la Space Odyssey proposée en son temps par Stanley Kubrick. Jusqu’au bambin qui soudain s’est tourné vers le public, à la façon du fœtus de cinéma nous lançant son troublant regard-caméra. In paradisum deducant te angeli, et aeternam habeas requiem.

Chantal Cazaux


Photos : Pascal Victor / Artcompress