Jaillie des cordes graves et filant jusqu’aux flûtes, une stridence inouïe, un éclair sonore auquel répond un martèlement obtus de timbale, puis une rumeur d’où émerge un motif de quatre notes dont la simplicité ostentatoire laisse présager des récurrences… Ce n’est pas un prélude mais, en une poignée de secondes, le paysage physique et psychologique des Hauts de Hurlevent qui se dresse avec une puissance irrésistible dans l’imagination du spectateur.

Ainsi les climats tour à tour terrifiants, incertains, pathétiques ou violents donnent-ils d’emblée le ton de chaque scène avec une évidence stupéfiante. Si un compositeur a pleinement suivi l’exemple de ce que Berlioz nommait « la musique instrumentale expressive », c’est bien Bernard Herrmann (1911-1975) dont le nom reste attaché aux films d’Orson Welles (Citizen Kane, The Magnificent Ambersons) et plus encore à L’Homme qui en savait trop, Mais qui a tué Harry ?, Le Faux Coupable, Vertigo, La Mort aux trousses, Psychose… d’Alfred Hitchcock.

C’est précisément entre ces deux collaborations (soit de 1943 à 1951) que l’un des plus célèbres Hollywood’s composers de la première génération s’est affronté à la transposition lyrique du roman d’Emily Brontë. Créée seulement en concert, à Londres en 1966, sous la direction de Herrmann qui avait refusé toute altération de son œuvre, la première scénique eut lieu à Liverpool en 1982. Il appartiendra au Festival de Radio-France-Montpellier de la faire découvrir en France en juillet 2010, laissant à d’autres le soin de la faire voir. L’Opéra national de Lorraine vient donc d’en donner la création scénique française et, par sa qualité, elle ne sera pas l’un des moindres titres de gloire de Laurent Spielmann à la veille de son départ de la direction du Grand Théâtre qu’il assure depuis 2001.

L’accueil réservé aux cinq représentations par le public nancéien témoigne autant de l’efficacité de la mise en scène sans vains détours d’Orpha Phelan dans un décor unique conçu par Madeleine Boyd, rude et tourmenté comme une  lande, propice aux éclairages inquiétants, que d’une distribution impeccable dominée par l’intense Cathy de Layla Claire face à la sombre  ardeur de John Chest (Heathcliff) et à la brutalité primaire que Thomas Lehman confère à Hindley, de la direction de Jacques Lacombe et de la belle tenue de l’orchestre…. mais aussi de la portée du livret, très fidèlement conçu par l’épouse du compositeur. Son seul tort est de s’arrêter à la mort de Cathy, choix légitime théâtralement mais réducteur en ce que la folie possessive de Heathcliff, grand sujet du roman, n’apparaît que dans la mesure raisonnable de l’histoire d’un amour impossible.

L’autre écueil sur lequel achoppe la plume de Bernard Herrmann est le revers de la médaille : excellant à dire l’essentiel en quelques mesures, à faire surgir des climax mémorables, son inspiration se dilue dans les scènes de longue haleine. Ce ne sont pas les moments intenses qui manquent, mais les lignes directrices. Certes, chacun des protagonistes trouve dans un air ou dans un duo l’occasion de mettre en relief les traits de son caractère, sa place dans le drame, dans les affinités fatales et les antagonismes viscéraux qui se révèlent, fructifient et s’affrontent au fil d’événements dont ils sont le moteur et les victimes. Et pourtant, en dehors de la berceuse de Nelly, aucun moment ne s’impose à l’attention par des symétries structurelles : ils coulent comme le récitatif mélodique issu du modèle wagnérien, avec un moindre relief.

Mais c’est surtout le caractère polymorphe, sinon indécis, de son langage qui est en cause. On est tenté de penser, sans preuve, qu’habitué par les exigences du cinéma à concevoir une musique apte à se prolonger ou à s’éclipser à volonté, il a conçu sa partition comme un tissu sonore établissant des ambiances dans lesquelles les voix viennent se lover, comme si les personnages se fondaient dans le paysage. À la réflexion, c’est peut-être justement cela qu’appelait le sujet de Wuthering Heights…

Gérard Condé


Photos : C2images / Opéra national de Lorraine