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Peter Tantsits (Maximilian Aue)

On ne trouve dans la mise en scène de Calixto Bieito comme dans le programme de salle des Bienveillantes, opéra de Hèctor Parra sur un livret inspiré du roman homonyme de Jonathan Littell, créé à l’Opéra des Flandres le 24 avril dernier, aucune allusion visuelle au nazisme ni même au contexte historique, que ce soit dans le décor ou dans les costumes. Pas d’uniformes ni de croix gammées, mais des costumes banalisés et sans époque et un décor high-tech d’un blanc immaculé que le sang des massacres viendra dès les premières scènes éclabousser et qui retournera à sa pureté originelle pour le dénouement : l’auto-absolution du personnage principal qu’une douche descendue des cintres lave miraculeusement de ses souillures et de sa culpabilité, pour lui permettre d’enfiler son costume d’honnête homme dans lequel il nous était apparu dans la toccata d’ouverture. De cette fresque historique de près de mille pages, le compositeur et son librettiste Händl Klaus ont voulu faire, selon leurs propres termes, l’histoire d’une « passion », celle de Maximilian Aue, nazi d’occasion que sa névrose va conduire, à travers les horreurs de la guerre et de l’holocauste, au crime individuel et collectif et aux limites de la folie.

À l’historicisme du roman et à sa toute relative vraisemblance, ils ont voulu substituer la lecture d’un destin individuel, caisse de résonance de l’histoire la plus sombre du vingtième siècle. Le fil rouge de leur livret est la relation incestueuse de Max et de sa sœur jumelle, Una, qui, souvenir, fantasme ou réalité, se consomme sous nos yeux à plusieurs reprises et notamment dans une des scènes qui constitue par sa densité musicale et sa puissance dramatique le sommet de tout l’opéra, le mouvement intitulé « Air » qui nous entraîne dans une orgie scatologique sur le plateau inondé de boue dans laquelle se vautre le couple et ses multiples avatars. Formellement l’œuvre tient autant de l’oratorio que de l’opéra, récit et représentation s’y confondent. La mise en scène ne cherche pas à montrer mais à évoquer et à suggérer, ce qui ne l’empêche pas de porter certains épisodes jusqu’au paroxysme. Ainsi du tableau intitulé « Allemande II » où le récit du massacre de Babi Yar est entièrement symbolisé par l’image d’une femme nue, pendue par un bras, à qui tour à tour, chaque membre du chœur vient arracher un morceau de chair.

La partition est construite sur une sorte de polyphonie qui associe aux protagonistes de premier et de second plan un quatuor vocal incarnant les personnages épisodiques, et un chœur mixte qui mêle indistinctement bourreaux et victimes dans une sorte de turba où l’on reconnaît l’influence revendiquée des passions de Bach, notamment celle de Jean, par l’importance donnée à l’élément choral. Le langage musical lui-même nous renvoie plutôt à l’héritage de l’École de Vienne avec un usage systématique du Sprechgesang et de l’atonalité. La division en mouvements de suite baroque reprend celle du roman. La gigue finale pleine d’ironie traite comme un numéro burlesque le récit incroyable du « héros » qui prétend avoir mordu le nez de Hitler lors d’une remise de décorations et avoir échappé à la mort grâce à une grenade tombée à point, alors qu’on s’apprêtait à l’exécuter. On s’interroge un peu sur l’appellation « menuet » accolée à l’épisode d’Auschwitz où le protagoniste seul à un bureau compulse et tamponne des liasses de papier tandis que deux enfants dessinent sur les murs, sur de longues tenues d’accords dans un brouillard venu des cintres.

Il faut saluer la performance et l’engagement sans réserve du ténor Peter Tantsits dans le rôle de Max qui lui vaut une ovation du public. Omniprésent sur le plateau, il rend crédibles les métamorphoses de son personnage et la montée en puissance de sa folie meurtrière. À ses côtés la soprano Rachel Harnisch offre une superbe présence et une grande dignité au rôle de Una. Comme eux, l’extraordinaire quatuor vocal et l’ensemble de la distribution jusqu’au plus petit rôle sont portés par l’exigeante direction d’acteurs de Calixto Bieito qui confère à chacun une authentique identité et impose au chœur époustouflant de virtuosité et de précision un engagement physique qui relève parfois de la torture. Une mention également pour la direction rigoureuse du chef Peter Rundel face à une partition dont certains ensembles sont d’une redoutable complexité.

D’une longueur inaccoutumée pour une œuvre contemporaine (trois heures), l’œuvre souffre de quelques baisses de tension, dues à un certain manque de diversité dans la première partie beaucoup trop longue (près d’une heure quarante-cinq). Le grand monologue du protagoniste qui clôt la Sarabande, accompagné par ce spectaculaire piano suspendu qui représente le rêve inatteignable du personnage d’une existence à l’intérieur de la musique, paraît du coup un peu interminable, malgré son originalité. Si l’on peut imaginer qu’elle soit quelque peu resserrée, il faut reconnaître que le tout premier intérêt de cette création est de transcender à travers une dramaturgie originale le propos du roman de Littell, en faisant de la psyché du personnage principal le miroir d’un chaos certes historique, mais que sa transposition dans le registre lyrique arrache à la simple illustration, pour en faire une méditation sur les tréfonds de la nature humaine et ses éternelles dérives.

Alfred Caron

_34A9181web2.jpgPhotos : Annemie Augustijns