Tel que relaté par Georg Büchner dans la nouvelle qui a servi de base au livret de Michael Fröhling, le séjour de Jakob Lenz en Alsace et sa rencontre avec le pasteur Johann Friedrich Oberlin sont l’histoire d’un naufrage psychique. Avec Le Balcon, le vidéaste Nieto et la scénographe Myrtille Debièvre ont manifestement choisi de se distancier d’une approche scénique naturaliste, ou expressionniste, ou même clinique de cet épisode de la vie de Lenz pour embrasser sa subjectivité. Le public est en effet convié à se glisser dans la peau de Jakob Lenz, ou plutôt dans son encéphale, ou tout du moins dans sa psyché. Par l’espace restreint qu’elle impose comme contrainte, la scène du Théâtre de l’Athénée aura peut-être favorisé ce choix, tout comme elle aura pu légitimer la forte présence d’un environnement vidéo projeté sur l’ensemble de la scène et sur des rideaux latéraux inclinés qui, au gré des treize tableaux que compte l’opéra, apporte une ouverture sur un espace extérieur ou exacerbe au contraire l’impression d’enfermement dans un espace psychodramatique clos et en ébullition.

La représentation du trouble schizophrénique de Lenz incombe en grande partie à des images évoquant à la fois par la peinture symboliste d’un Böcklin ou d’un Schwabe, l’art brut et l’art naïf, l’iconographie vaudou (les chimères invoquées par Kaufmann) et l’imagerie christique (une main blessée et sanguinolente pour la scène de la prière), ou les paysages mystico-montagnards façon Caspar David Friedrich (pour la sarabande). Outre les fragments textuels du livret qui font par moments irruption à l’écran, on est également pris dans le tourbillon d’une futaie tournoyante puis d’un univers graphique psychédélique ; l’effet de la porte lumineuse qui s’entrouvre pour engloutir Lenz à la fin de l’opéra est particulièrement réussi. Toutes ces images ont en commun de figurer un point de vue non seulement subjectif, mais aussi troublé : celui de Lenz.

De même qu’elle tient en quelque sorte lieu de décor – celui, physique, de la scène, consiste essentiellement en un gradinage qui compense surtout l’absence de fosse –, la vidéo semble avoir également motivé une certaine sobriété du jeu des chanteurs.

Collaborateur régulier du Balcon, le baryton Vincent Vantyghem campe un Lenz particulièrement émouvant car non figé dans sa folie. Alors que Georg Nigl, dans la production bruxelloise du Théâtre de la Monnaie (2015), tendait à enfermer son personnage dans un état d’égarement maximal et vertigineux, on observe ici, grâce notamment à un travail plus nuancé sur les expressions de visage, le regard et les attitudes corporelles, à une folie d’autant plus poignante qu’elle est une folie ordinaire. Certes, on ne dédaignerait pas par moments une projection vocale plus puissante (celle d’un Georg Nigl par exemple…) car la légère amplification des voix et instruments, marque de fabrique du Balcon, si elle favorise l’intelligibilité, ne remplace pas l’impact musical d’une dynamique plus marquée. Comme le baryton, ses deux principaux partenaires, tous deux australiens, comptent parmi leurs atouts une bonne diction de l’allemand. Le baryton-basse Damien Pass confère à Oberlin l’autorité d’une belle présence dans le grave, sans le priver d’un timbre chaleureux tout indiqué pour restituer la bienveillance du personnage. Le ténor Michael Smallwood, qui a beaucoup travaillé en Allemagne, et cela s’entend, est quant à lui mené par sa partie vocale dans un registre qui rend ses interventions beaucoup plus incisives, mais la relative douceur qu’induit sa palette de teintes chatoyantes aurait presque tendance à estomper la dureté et la nocivité pour Lenz du personnage de Kaufmann, vocalement parent du Docteur et du Capitaine de Wozzeck.

Les six Voix (de la Nature, mais qui renvoient à Lenz l’écho de son dédoublement psychique) se constituent le plus souvent en chœur de chambre. Malgré une petite pointe d’acidité de la soprano aiguë Parveen Savart, qui suggère très efficacement le harcèlement de Lenz par ses démons intérieurs mais semble par moments aller à l’encontre d’une scission dramaturgique entre deux plans (les voix réelles des protagonistes et les voix fantasmées de Lenz), et malgré certains détails de diction (le « ch » allemand placé un peu trop devant), la qualité de ce petit chœur constitue un atout musical évident, qui se serait doublé d’un atout scénique plus convaincant sans partitions. À tous les sens du terme, les trois enfants qui s’y adjoignent à plusieurs reprises font preuve d’une grande justesse. La direction souple et englobante de Maxime Pascal garantit dans le contexte de cette petite scène un contact quasi chambriste avec les chanteurs comme avec les instrumentistes. Parmi ces derniers, le trio de violoncelles, triple alter ego de Lenz, est très cohérent.

Pierre Rigaudière

A paraître : notre édition de Jakob Lenz (L'Avant-Scène Opéra n° 310, mai-juin 2019)


Photos Meng Phu.