Troisième spectacle de la saison de l’Académie (après Shakespeare - Fragments nocturnes et Merveille), cette Chauve-Souris présentée dans le cadre du partenariat avec la MC93 est appelée à tourner en région (passant en avril-mai par Besançon, Compiègne, Amiens et Grenoble).

Elle constitue l’aboutissement d’un travail particulièrement exigeant pour les recrues de l’Académie, puisqu’il s’agit ici de manier la langue française des dialogues traduits et de maîtriser le passage incessant du parlé au chanté propre au genre de l’opérette. Si le résultat est évidemment inégal en termes de naturel de la langue ou d’idiomatisme de l’accent, on saluera néanmoins sa réelle efficacité, qui plus est toujours élégamment conduite. Réduite par Didier Puntos à une version de chambre pour septuor (piano, flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle, contrebasse), la partition de Johann Strauss est l’occasion d’entendre aussi les recrues instrumentistes de l’Académie et l’un de ses chefs de chant en résidence, Edward Liddall. La direction de Fayçal Karoui et son geste généreux restituent au mieux la pâte straussienne des valses et galops viennois et veillent attentivement aux chanteurs, compte tenu d’un espace scénique (vaste et diffus) et d’une disposition (le septuor à jardin, sur le plateau) potentiellement périlleux pour la mise en place.

Contrepointés par le chœur Unikanti (issu de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et, comme elle, partenaire régulier de l’OnP), les interprètes constituent une troupe juvénile et engagée, distribuée en deux « casts » – « B » en cette représentation du 16 mars. Si le chant de Jean-François Marras (Alfred) paraît assez raide, l’acteur est néanmoins irrésistible de drôlerie dans son rôle de ténor au carré (notamment quand il entonne l’air de la Fleur dans… « sa prison »). Côté clés de fa, c’est Danylo Matviienko (Dr Falke) qui convainc absolument et pleinement : présence scénique assurée, versatilité linguistique affûtée, voix noble et ronde, c’est un sans-faute, déjà très professionnel. A ses côtés, Timothée Varon (Eisenstein) et Tiago Matos (Frank) font une impression moindre vocalement, mais fort sympathique théâtralement. Le trio féminin est plus disparate : Farrah El Dibany dessine joliment son Orlofsky, auquel on aimerait pourtant plus de profondeur (celle-là même que la voix parlée de l’artiste déploie avec chaleur) ; Liubov Medvedeva (Adèle) se taille un beau succès par la brillance de ses suraigus – malgré un bas-médium peu audible (son soprano léger n’a encore que vingt ans) et, plus gênant, des traits ou trilles éludés ; Adriana Gonzalez (Rosalinde) les surclasse aisément – mais il faut dire que c’est une « ancienne » de l’Académie, dont on sent le métier désormais sûr et dont on apprécie la voix ample et généreuse et le chant stylé, pleinement accordé aux exigences de son rôle.

La metteuse en scène Célie Pauthe a choisi d’« attraper » La Chauve-Souris par un bout ténu et difficile, invoquant le souvenir des artistes du camp nazi de Terezin qui l’y avaient montée en 1944. L’idée est sans doute louable car elle soulève plusieurs questionnements stimulants : la nature même (purement divertissante ?) du genre opérette, le rapport (salvateur ?) entre légèreté et horreur, voire l’identité viennoise (opposée par les nazis aux musiques dites « dégénérées »). Dans des décors (Guillaume Delaveau) et costumes (Anaïs Romand) minimalistes, la mise en scène convoque donc, en guise de geste fort, la projection en fond d’une vidéo (François Weber) tournée à Theresienstadt désaffectée. Mais le pari rate son but au risque même d’un franc dérapage. Longtemps (actes I et II) sa réalisation déçoit, apparaissant plaquée plutôt que vraiment constitutive de la mise en scène : la vidéo émerge lors des moments musicaux « nostalgiques », ce qui paraît à la fois réducteur et facile. Quand enfin le théâtre s’en empare (début de l’acte III), c’est pour dérouter tant de codes à la fois que le positionnement même du public est mis à mal, frôlant un voyeurisme forcé : soudain, Frosch casse le « quatrième mur » et s’adresse au public ; soudain, il nous projette un film de propagande nazie montrant Terezin et ses « heureux » occupants ; il le fait avec l’élocution pâteuse d’un gardien de prison qui – on le suppose – trouve dans l’alcool le réconfort à sa fonction qui l’horrifie (excellent Gilles Ostrowsky), mais les sourires qu’il déclenche peuvent-ils seulement exister ? Voici le public prisonnier d’une double contrainte. C’était peut-être précisément le but recherché (auquel cas, on peut considérer que la mise en scène est réussie), mais on est en droit de s’opposer à telle mise en situation, qui joue sur les capacités de réflexion et d’émotion de l’auditoire. On saluera en revanche l’échappatoire aménagée à ce moment crucial et « impossible », quand la chanson yiddish Bei mir, bist du shein glisse de la bande-son du film d’époque au plateau de la MC93, s’incarnant avec beaucoup de finesse dans la voix de Liubov Medvedeva et ramenant l’âme du spectateur vers La Chauve-Souris avec une subtilité salvatrice. Et la subtilité est toujours préférable à l’ambiguïté.

C. Cazaux

A lire : notre édition de La Chauve-Souris, L’Avant-Scène Opéra n° 49


Liubov Medvedeva (Adèle) et Adriana Gonzalez (Rosalinde).
Photos Elizabeth Carecchio - OnP.