Œuvre mythique du répertoire baroque pour avoir été le premier opéra représenté en France devant le jeune Louis XIV en 1645 à l’initiative de Mazarin, La finta pazza est généralement considérée comme la source de l'opéra français. Curieusement, elle n’avait pas fait l’objet d’une résurrection de poids - tout juste deux productions en une trentaine d'années -, ce qui étonne un peu en pleine vague de redécouverte de l’opéra baroque et eu égard à son importance historique. C’est désormais chose faite avec cette production pour laquelle l’Opéra de Dijon a fait appel au duo Leonardo García Alarcón - Jean-Yves Ruf à qui l’on devait déjà la résurrection de l’Elena de Cavalli à Aix en 2013. Pour raconter les amours d’Achille et de Deidamia, la fille du roi Lycomède, menacés d’être séparés par Ulysse et Diomède venus à Scyros chercher des forces afin d'aller à Troie venger l’affront de Ménélas, Jean-Yves Ruf est revenu aux sources de l’opéra vénitien, celui des petits théâtres aux moyens limités, ce pour quoi la petite salle du Grand Théâtre lui offre un cadre aux dimensions idéales. Il recrée ainsi un théâtre intime presque sans artifice, n’étaient quelques déités suspendues en plein vol que leurs échanges ramènent rapidement au niveau des simples mortels, à en juger par la manière dont Thétis traite Junon et Athéna dans le prologue. La scénographie se limite à quelques jeux de rideaux et à un travail très raffiné sur la lumière, auxquels s’ajoutent quelques frondaisons stylisées pour évoquer le jardin du troisième acte, mais elle n'exclut pas de faire éclore quelques belles images comme ce rideau de scène en bouillonné qui se lève pour laisser entrevoir, à travers un écran de gaze, le gynécée illuminé où Achille travesti se cache parmi les beautés de Scyros. La mise en scène se concentre entièrement sur le jeu d’acteur et la caractérisation des personnages.

Cette sobriété met bien en relief la richesse d’une partition dont l'originalité tient dans son extrême mobilité, presque entièrement basée sur une forme "recitar cantando", où le souci du théâtre prime sur le développement musical. On trouve ici peu de numéros développés - un lamento, quelques ariettes d'inspiration populaire et de brefs ensembles, notamment un beau duo amoureux au premier acte qui rappelle celui de la fin du Couronnement de Poppée - mais une invention continue qui se tient au plus près des sentiments qui traversent les personnages et suit avec vivacité le rythme de la parole. Le procédé culmine dans la scène qui donne son titre à l’opéra où Deidamia, pour tenter de retenir Achille et dévoiler leurs amours secrètes, se fait passer pour folle et délire pendant une longue scène qui va conduire au dénouement. Comme toujours dans l'opéra vénitien, le mélange des registres joue à plein dans le livret de Strozzi et l'humour et les allusions grivoises ne sont jamais bien loin, même dans les situations les plus pathétiques. Dans une distribution qui prévoit huit personnages et autant de divinités majeures ou mineures, on distinguera bien sûr la Deidamia de Mariana Flores qui restitue toutes les facettes d'un personnage complexe et se révèle aussi époustouflante scéniquement que vocalement dans sa grande scène de folie, l'Achille au timbre prenant de Filippo Mineccia, la nourrice coruscante de Marcel Beekman qui forme avec le brillant Enuco de Kacper Szelqzek un duo désopilant. On y ajoutera la basse bien timbrée de Salvo Vitale dans le rôle du Capitaine, à qui le compositeur offre une belle scène de désespoir amoureux, et celle impressionnante de Scott Conner dans le double rôle Jupiter et de Vulcain. Si certaines voix paraissent un peu moins captivantes prises individuellement et ne méritent qu’un simple satisfecit, elles se comprennent dans un ensemble dont la variété fait aussi la séduction et chacun participe à la réussite de ce spectacle avec engagement.
Pour cette recréation, Leonardo García Alarcón a voulu une orchestration riche incluant percussions et vents dont la conformité aux orchestres de fosse du temps n'est sans doute pas garantie, mais qui apporte tout son relief à la partition de Sacrati grâce aux coloris instrumentaux raffinés et à la souplesse de la Capella Mediterranea.

D’évidence, ce spectacle pour lequel on ne saurait trop féliciter l’Opéra de Dijon fera date. Il replace définitivement Sacrati, dont hélas ne subsiste aucune autre partition, parmi les compositeurs les plus originaux de la lignée des héritiers de Monteverdi.

Alfred Caron


Photos : Gilles Abegg.