Le souvenir et l’irruption du passé dans le présent occupent une place centrale dans le livret des Pêcheurs de perles. C’est sur cette idée que le collectif théâtral FC Bergman a construit sa mise en scène de l’opéra de Bizet, substituant à l’exotisme oriental d’origine une vision où coexistent un réalisme si terrible qu’il en paraît parfois outré et des envolées sublimes d’une très grande poésie. Tout commence dans une maison de retraite à l’ambiance glauque où Zurga attend la mort qui décime autour de lui les pensionnaires un à un. Nadir puis Leila - transformée en une sorte de vieille idole de la chanson - vont venir l'y rejoindre, reconstituant le triangle infernal de la jalousie et revivant, « comme autrefois », cet amour plus fort que la mort qui va tous trois les ressusciter. À la salle commune du mouroir fait pendant une terrible morgue et une chambre où l’on soigne (ou embaume) les pensionnaires. Le plateau tournant se met en branle dans le célèbre duo de la réminiscence « Au fond du temple saint » pour découvrir une immense vague arrêtée - image de l’irrépressible force de l’amour prête à tout balayer - sur la crête de laquelle apparaît le corps abandonné d’une juvénile odalisque contemplée par un duo de jeunes gens. C’est dans ce décor que Leila et Nadir viendront plus tard chanter leur amour retrouvé, dansé en parallèle par un couple de danseurs nus. Au final, les deux espaces temps - présent et passé, fantasme et réalité - se rencontreront et, tandis qu’au sommet de la vague le couple d’amoureux s’en ira vers l’éternité de son amour, Zurga qui les a libérés s’installera doucement dans l’acceptation de la mort. 

Pour servir cette vision étonnante de vieillards en proie au démon amoureux, l’opéra des Flandres a fait appel à deux chanteurs eux-mêmes assez âgés, le ténor Charles Workman (53 ans) et le baryton Stefano Antonucci qui a d’évidence dépassé la soixantaine. Chez l’un comme l’autre, le temps a laissé sa marque. Le premier laisse entendre quelques problèmes dans les notes de passage mais le timbre est resté intact et convient bien par sa "blancheur" au lyrisme de Nadir ; chez le second il a été envahi par la grisaille et le registre grave est désormais très affaibli. Mais ces limites apportent une incroyable vérité à la déchéance physique de leurs personnages et sont largement compensées par le style et la musicalité chez le ténor et la qualité de l’articulation chez le baryton. Leur répond la Leila d’Elena Tsallagova, figure de l’éternelle jeunesse, dont la voix désormais élargie paraît moins ronde dans les coloratures de l’invocation à Brahma mais prend toute sa dimension dans les aspects plus lyriques du rôle. Le chœur, d’une incroyable homogénéité visuelle et musicale - où ne figurent que des hommes -, prend ici une véritable dimension de personnage à part entière, particulièrement effective dans la violence des dernières scènes. La direction de David Reiland, énergique et précise, donne une lecture beaucoup plus dramatique que de coutume de la partition de Bizet, parfaitement en phase avec cette vision atypique qui, dans un mouvement ininterrompu (l'opéra est donné sans entracte), entraîne le spectateur du réalisme le plus cru au sublime le plus exalté.

Alfred Caron


À lire : notre édition des Pêcheurs de perles : L’Avant-Scène Opéra n° 124



Photos : Annemie Augustijns